Les cinérismes.

L’origine des cinérismes (notes autour du cinéma) est très variée : certains ont été rédigés il y a longtemps, d’autres récemment. Ils traitent d’aspects toujours en relation avec la pratique documentaire : le tournage, les personnages, le montage, la caméra, la production, les rapports humains… Ces fragments sont autant d’anecdotes, de notes poétiques, de réflexions plus ou moins abouties. L’aphorisme est un art de funambulisme littéraire et j’aime le risque de cet exercice qui met à l’épreuve l’équilibre de celui qui traverse un vide – l’auteur –, autant que l’apnée de celui qui regarde – le lecteur.

Je me suis demandé si cet ensemble de textes pouvait trouver sa place ce site. Et si j’ai fini par me décider à les proposer, ce n’est pas pour leur qualité, toujours discutable, mais pour une raison plus importante à mes yeux. Je pense que c’est précisément dans ces notes que je suis au plus près de mon expérience documentaire, au plus près de ma réflexion, et surtout, de mon vécu. Je me suis demandé, alors, pourquoi j’avais cette impression. Eh bien, je crois que c’est à cause de leur forme. Ces notes révèlent (et en même temps cachent) une partie intime de mon travail que je n’arrive pas à exprimer au moyen d’un discours élaboré, organisé. Il est certainement possible de faire autrement, mais je n’y arrive qu’à travers cette écriture fragmentée où la pudeur et l’audace peuvent se côtoyer. J’irai plus loin, la façon dont j’envisage ma pratique documentaire est intimement liée à la forme de ces aphorismes. Je dis bien à leur forme, parce que la forme révèle toujours une pensée, et cette pensée fait corps avec mon cheminement. Autrement dit, la meilleure façon que j’ai moi-même de comprendre mon geste documentaire se trouve dans ces pensées de nuit.

C’est dans le désordre de cette boîte à outils remplie de coups d’éclat, de réflexions inachevées ou naïves, de secrets, de souvenirs précis, d’intuitions, de questionnements, de citations que je me répète comme s’il s’agissait de psaumes profanes, de déclarations d’amour en fin de compte, c’est donc dans cet espace écrit que je trouve chaque fois le courage d’aller vers les autres et de tenter de réaliser un film.

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Le mot cinéaste me semble bien trop grand pour ce que je fais. Le mot réalisateur manque cruellement de poésie et me rappelle un milieu dans lequel je n’ai pas trouvé ma place, une place parisienne. Quand on me demande ce que je fais dans la vie, je bafouille sans pouvoir regarder mon interlocuteur dans les yeux. Souvent, je réponds : Je fais des documentaires. On me relance poliment : Ah bon ? Pour quelle chaîne ? Et là, c’est encore pire.

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Entre le mouvement de la caméra et ma curiosité s’est établie une relation de symbiose. Je donne du sens au geste, je rentre dans l’image pour me reconnaître, et puis je disparais dans l’échange.

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Il y a la caméra qui montre, celle qui regarde, et puis celle qui réfléchit. Mais celle que je préfère à toute autre est la caméra qui ressent.

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Quand tu étais jeune et que tu tournais tout seul, ton credo tenait dans les cinq conditions de l’oiseau solitaire, selon saint Jean de la Croix. La première, voler au plus haut. La deuxième, ne pas avoir de compagnie, même celle de ton espèce. La troisième, pointer ton bec vers le ciel. La quatrième, ne pas avoir une couleur définie. La cinquième, chanter doucement. C’est ainsi que ton regard s’est forgé.

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On a déjà filmé cette situation des dizaines de fois. Aujourd’hui je cherche à me surprendre. Mais mon équipe peut percevoir ma quiétude comme un doute, et le doute comme une faiblesse. D’accord, allons-y, rassurons-nous, tournons même si nous savons d’avance ce que ça va donner.... Et hop, c’est dans la boîte, encore une fois. Mais je prendrai ma revanche plus tard, ce faux pas m’a réveillé.

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Liturgie du cadreur. Flâner avec la caméra au milieu du réel, le plaisir comme seul maître. Puis entendre l’appel d’un désir inconnu. Foncer dessus et rejoindre la célébration.

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Arriver sur le tournage, allumer la caméra et commencer à filmer. Sans but précis, en jouant avec les focales, les gestes des personnages, les décors ou les échanges, peu importe. Là où ton intuition te mènera est sans doute la bonne direction si tu es prêt à te laisser surprendre. Tu verras passer autour de toi un nombre infini de cordes auxquelles t’accrocher. Choisis un moment, un axe de caméra ou une discussion et pars avec, aussi loin que possible, comme un beau poisson musclé pris à l’hameçon. Vers le fond. Puis ta séquence se dessine. Tu la peins en partant d’une simple tache sur la toile du réel.

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Rocío Molina m’a raconté une fois qu’elle était parfois incapable de se souvenir de sa chorégraphie avant de danser. Et dès qu’elle démarrait les mouvements, la suite venait dans l’ordre de façon naturelle. Hier, j’ai revu l’un de mes films que je n’avais pas regardés depuis très longtemps. Et j’étais bouleversé de retrouver les mêmes visages, la même suite des plans, la sensation intacte du sang qui montait au visage. Mémoire du corps, mémoire documentaire.

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Il y a vingt ans, j’ai enregistré le témoignage de Jacob Handeli, dit El greco, né à Salonique, déporté par les nazis lors de la Seconde Guerre mondiale et survivant d’Auschwitz. Un récit miraculeux d’une heure et demie raconté en judéo-espagnol, cette douce langue conservée par les Juifs séfarades depuis leur expulsion d’Espagne au XVe siècle, aujourd’hui pratiquement disparue. J’ai filmé Jacob en plan large, assis sur une chaise avec, en fond, les rideaux jaunes d’un hôtel. Nous étions à Cracovie. J’étais inexpérimenté, le fil du micro- cravate que Jacob portait n’était même pas caché sous ses vêtements. D’autres survivants de la Shoah assistaient au tournage. Ce fut un moment d’une rare émotion. De retour à Paris j’ai montré ces images à un réalisateur de télévision, grand reporteur connu. Mais comment tu as fait ça ? Tu ne l’as pas filmé en plan serré ? Elle n’est pas bonne ton image, c’est complètement raté. J’étais confus. En fait, j’ai répondu, tout s’est passé très vite, j’aimais son corps et sa parole ensemble, la dignité que le plan large dégageait. Mais le verdict est tombé sans appel. Il n’y a pas d’émotion dans ton plan, tu aurais dû prendre un vrai cadreur, ça saute aux yeux, que tu ne connais rien. Je n’ai pas réussi, par la suite, à réaliser ce film. Je conserve, évidemment, ces rushes et ceux d’autres survivants, toujours en langue judéo-espagnole : Estella Levi, Jacob Handeli, Haim Vidal Séphiha... À mes yeux, c’est un trésor linguistique qui témoigne du fait le plus marquant du XXe siècle. Ce reporteur m’a appris, involontairement, une belle leçon : sois toujours bienveillant avec les jeunes et encourage leur travail. Mais ce plan de Jacob... vingt années sont passées et j’y pense encore. Et j’aurais envie de dire au jeune homme que j’étais : Tout va bien, ton plan est beau. Tu as installé un cadre pour l’écoute, un espace pour la réparation d’un corps et sa mémoire. Mais, s’il te plaît, cache ce foutu fil du micro la prochaine fois !

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J’entends que tel film donne la parole à ceux qui n’en ont pas. Mais je me demande qui donne la parole à qui. Au minimum, il s’agit d’un échange.

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On a raté le jour de tournage, embourbés dans les malentendus, les erreurs, la fatigue, les coups de stress. On discute entre nous pour essayer d’y voir plus clair demain. Je rappelle que nous ne sommes pas des médecins en salle de réanimation. Nos erreurs ne sont pas une question de vie ou de mort. On peut toujours rattraper le coup. Tout le monde acquiesce, mais nous savons que c’est faux, et que le train du réel, parfois, ne siffle qu’une seule fois.

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Il faut vivre avec ton film avant de l’écrire. Cette période de gestation est nécessaire. Comment sinon te forcer à sortir de ta cachette ? Laisse le désir monter en toi, jusqu’à l’insupportable.

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La course du film au buzz, véritable Graal moderne, est dans toutes les bouches. C’est le totem qui ouvre la voie vers les cités d’or. Ce chemin du documentaire est aujourd’hui emprunté par tous : les futés, les aventuriers, les geeks, les journalistes, les historiens, les déçus, les déchus, les amateurs, les imposteurs, les motivés, les poètes !, les infortunés, les recrus, les vieux renards, les youtubeurs, les influenceurs, les talentueux, les illuminés, les optimistes, les intellos, les étudiants, les initiés, les désespérés... C’est la cour des miracles : chacun d’entre nous fait comme il peut, avec ou sans moyens, pour que le film existe et avec lui, une partie du réel imaginé. À qui profitera plus tard cette incroyable masse de films produits par notre époque ? Sommes-nous égarés ? Gardons la foi, confrères. Dans ces temps du big data, un prophète numérique, l’algorithme, annonce déjà partout la bonne nouvelle.

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Je ne vois pas le film. Les repérages tournés sont finis et je ne sais pas quelle direction prendre. Je ne le dis à personne. Je tente de sortir la tête, comme le chien de Goya.

J’ai monté une séquence sur mon ordinateur à partir de quelques rushes de TRANCE. À peine deux minutes. Je la regarderai des dizaines de fois pendant des jours, peaufinant les coupes frame à frame, jusqu’à l’ennui et la saturation. Si j’arrive à m’en lasser, je l’abandonnerai, par méfiance. Seule celle où l’émotion demeure intacte me convient.

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Pour changer la structure d’un film en cours de montage, il faut d’abord être en mesure d’imaginer ce changement puis être capable de le mettre en place. Avoir du temps et ne pas s’emmêler les pinceaux avec la technique. La timeline d’un documentaire musical peut comporter facilement une vingtaine des pistes son, même avant l’étape du montage son ! Déplacer à droite et à gauche des séquences (ou les recomposer) est une tâche fastidieuse et délicate, en plus de très chronophage. Il vaut mieux bien saisir l’enjeu avant de se lancer. De plus, il est impossible à l’avance de savoir si telle ou telle idée marchera. Il faut essayer et vérifier ensuite. Ça implique, par exemple, si on travaille sur un ours (montage grossier du film) de 2 heures, que tout changement important nécessite d’un visionnage pratiquement intégral. On a besoin, par ailleurs, de respirer entre deux visionnages, laisser passer un peu de temps, autrement on n’y voit rien. Pour en finir, même quand on pense avoir trouvé une belle solution, il faut laisser refroidir le gâteau le plus longtemps possible, prendre du recul. Et parfois on est obligé de revoir la version précédente avant de décider... Peu de productions ont le temps, l’argent ou le courage de faire cet exercice répété pendant des semaines. C’est éprouvant pour le monteur, le réalisateur, et très stressant pour la production qui ne voit pas où on veut en venir et se méfie de cette marche arrière à l’aveugle. Il nous reste l’intuition comme seul argument.

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D’habitude on définit la structure du film avant de commencer le montage, pour savoir où on va. Soit. On cherche des repères (on connaît par ailleurs la chanson : tous ceux qui ont des points de repères dans l’esprit, je veux dire d’un certain côté de la tête, sur des emplacements bien localisés de leur cerveau...). On fait rentrer le documentaire dans un moule au plus vite pour se rassurer. Sauf que le vrai montage consiste justement à trouver cette structure en cours de montage, à pétrir les rushes pour qu’une forme advienne. Et que l’on cherche du côté de Van der Keuken ou du côté de Wiseman, la forme se trouve toujours aimantée, avec des plans qui s’attirent et d’autres qui se repoussent. Et ces forces apparaissaient en montage, jamais avant.

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Le désastre du Mali. 6 jours de tournage à Bamako avec Jorge Pardo, le maître de la kora Toumani Diabaté et d’autres musiciens aussi exceptionnels, espagnols et maliens. Coût total du tournage : 20 000 euros en billets, hôtels, salaires, location de matériel, assurances, permis de tournage, et divers sur place. Plus de trois semaines de montage dédiées à cette séquence, plus les frais de la salle et le salaire du monteur. Ceci veut dire aussi trois semaines en moins de montage pour le reste du film. Dans les rushes, quelques moments magiques. Mais la séquence ne sera pas retenue dans la version finale du film, après montage, rallongement, puis raccourcissement, replacement dans la structure... trop longue pour notre film si on veut bien la rendre. Un échec ? Pour le coup, on peut le dire. Artistique, économique, personnel... J’essaie de m’expliquer comment ça a été possible. Je trouve beaucoup de réponses, des raisons, mais aucune n’a réussi à soigner la plaie.

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Tu regardes les rushes obsessionnellement. Tu cherches quoi ? Tu vas noter les plans sur ton cahier ? Pas vraiment, tu as déjà essayé, mais tu n‘es pas assez discipliné. Tu cherches une image qui te donne la chair de poule, littéralement. Et si tu la trouves, tu la couvriras délicatement avec les draps d’une séquence.

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Tout le monde me parle du rythme dans le montage. Moi, je parle de la respiration du film. Je ne suis pas certain qu’on parle de la même chose si on ne parle pas avec les mêmes mots.

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