Comment filmer une licorne.

La captation audiovisuelle et le flamenco, une affaire de musique et danse.

Quel est le but de la captation multi-caméra d’un spectacle musical ? À mes yeux, ce but serait de provoquer chez le spectateur une émotion d’ordre musical, en s’appuyant sur la musique, évidemment, mais aussi sur les images qui lui sont proposées, c’est à dire, sur la réalisation audiovisuelle de ce spectacle vivant. Beaucoup de paramètres techniques interviennent dans une captation : la sonorisation, l’emplacement des caméras, les lumières, les optiques utilisées, le lieu choisi (ou pas choisi) pour le spectacle, le découpage en images du concert et le travail en temps réel sur le mélangeur... mais ces aspects ne seraient en rien utiles à provoquer cette émotion qu’on recherche sans la connaissance de la musique captée (dans notre cas le flamenco) de la part du réalisateur. Il faut maitriser les codes de la musique, son histoire, son présent. Au même titre, l’expérience passée du réalisateur permettrait d’aborder l’événement avec sérénité et garanties. La garantie de raconter « une histoire musicale ». L’émotion est donc la clé. La clé pour les artistes flamencos d’abord, et ensuite pour l’équipe de professionnels qui va traduire leur geste artistique en programme audiovisuel pour les spectateurs.

Pour aborder cet exercice, une connaissance des styles flamencos est donc essentielle, ainsi que de leurs rythmes. Autrement, l’emplacement des caméras ne sera pas eefficace, la commutation des différentes caméras au mélangeur n’aura pas de sens « flamenco », la forme musicale ne sera pas respectée, et par conséquent l’émotion ne sera pas au rendez-vous. Une « bulería » ou « une soleá » ne se découpent pas en images de la même façon, parce que les histoires que ces styles racontent sont très différentes : la joie à travers le rythme dans le premier cas, la douleur (souvent la mort) et la dificulté technique dans l’autre. Il faut tenir compte des phases d’une danse (attaque, développement, climax et résolution), ainsi le rapport entre les instruments, les percussions, et la voix. Et même quand ces éléments classiques sont altérés aujourd’hui dans des spectacles qui questionnent la tradition, il faut suivre, avec notre travail, les artistes dans leur démarche artistique, qui restera, quoi qu’il en soit, flamenco.

Le flamenco est une musique qui invite toujours à participer. Dans une réunion flamenca, le public n’est pas tenu à l’écart, mais au milieu des artistes, pour les encourager, les accompagner dans leurs performances avec des palmas, des cris, des « oles ». L’expérience du flamenco est une expérience collective. Notre objectif lors de la captation est de restituer cette expérience vécue en direct, adaptant quelques paramètres classiques de la captation musicale pour nous rapprocher de cette émotion recherchée. Comme exemple, nous rajoutons souvent des caméras qui ne sont pas face aux artistes, mais derrière ou sur les côtés, qui remettent en cause la présentation des musiciens « en brochette » devant le public (des caméras qui cassent le raccord d’axe de 180 degrés). Nous utilisons de très longues focales pour isoler les mains, les pieds, les instruments, nous explorons toujours avec nos axes de caméra la ligne des regards entre les musiciens, qui est la façon naturelle de communiquer entre eux. Pour la commutation des caméras, il faut sentir et connaître la musique. Les images d’un spectacle flamenco doivent garder leur temps, leur rythme, autrement elles ne laisseront pas de traces chez le spectateur, une fois le programme fini. Or, ces traces laissées sont le but de nos efforts. Le spectateur doit sortir enrichi de cette découverte musicale.

Quand je dis à mes collaborateurs qu’il faut toujours réaliser une captation de flamenco « a compás » (sur le rythme), je parle de la durée des plans en raccord avec les rythmes, de l’attention prêtée aux pieds d’un danseur, à la main gauche du guitariste, aux temps forts du chanteur et de ses silences. Mais je parle aussi d’une attitude flamenca dans notre travail, d’une symbiose émotionnelle avec le spectacle capté, avec sa joie et ses peines. Parfois je regarde des captations où l’engagement n’y est pas, la réalisation est monotone, ou aléatoire, toujours trop rapide... sans un sens flamenco du découpage (à quel moment réellement faut-il aller avec nos caméras sur un danseur, et combien de temps doit-on tenir le plan ?). Il faut accompagner les artistes jusqu’à leur rencontre avec les spectateurs. Agir comme une courroie de distribution, laissant l’empreinte de sa propre sensibilité, de sa propre intuition et toujours de son amour pour cet art. Jamais deux captations réalisées par deux réalisateurs ne pourraient se ressembler.

Quand je pense à filmer le flamenco, outre la grande tradition de films dans l’histoire ici évoquée, je pense toujours à la série de télévision de TVE Rito et Geografía del Cante des années 70 s, les films de Carlos Saura dans les années 90 s (Sevillanas et Flamenco), les directs du guitariste Paco de Lucía avec son sextet qui ont fait surface ces dernières années, des enregistrements faits par des chaînes du monde entier dans les années 80 et 90 (disponibles sur internet !), ou le concert historique du chanteur Camarón au Festival de Montreux en 1991, sans oublier les captations actuelles de flamenco réalisées de temps en temps par la chaîne Canal Sur en Andalousie.

J’ai aussi des références plus personnelles, éloignées du flamenco et très diverses : un concert du saxophoniste Sonny Rollins filmé à Copenhague en 1974, l’orchestre de salsa Fania Live in Africa (1974) ou le concert de Fela Kuti à Berlin (1978), tournés ces deux derniers avec des caméras légères de cinéma, et qui, malgré les imperfections du point ou du montage, reflètent merveilleusement l’ambiance du concert, son énergie musicale. Ces captations racontent, en définitive, une histoire musicale qui a traversé le temps. Il y a aussi toujours les séquences musicales du classique Le salon de musique du cinéaste indien Satyajit Ray ou le documentaire sur le musicien Fred Fritch, Step Across de Border, de Nicolas Humbert et Werner Penzel, en 1990, véritable chef d'oeuvre du documentaire musical. J’essaie de m’imprégner de ce tiroir d’images pour raconter toujours l’histoire flamenco de mon temps.

Et pourquoi, finalement, s’intéresser aujourd’hui à la captation de spectacles de musique flamenco ? Je pense que nous vivons aujourd’hui un âge d’or du flamenco. Les danseuses/danseurs se sont enfin approprié des questions de notre société dans leur travail, avec une nouvelle ambition scénique. Les musiciens ont complètement absorbé l’héritage du mythique guitariste Paco de Lucía et son sextet, c’est-à-dire l’ouverture sur le monde. Les chanteuses/chanteurs expérimentent avec des musiques d’autres horizons (classique, électronique, hip-hop), conquérant ainsi d’autres publics. Le dépassement de l’opposition entre tradition et modernité fait aujourd’hui la richesse de cet art, renouvelé sans cesse tout au long de son histoire, et de façon plus évidente au XXI siècle.

La conséquence (peut-être aussi la cause) est que le public amateur de flamenco s’élargit de plus en plus, dans le monde entier. Les spectateurs, qui se trouvent aujourd’hui aux quatre coins du monde, s’intéressent davantage aux émissions de concerts, et chez soi devient aussi une salle de spectacle où profiter d’une expérience flamenca avec les grands artistes devient possible. Restituer l’émotion de cette expérience est toute l’ambition de notre travail. Finalement, la captation des spectacles de grands artistes flamencos représente aussi la constitution d’archives culturelles importantes. Ce patrimoine audiovisuel et intemporel sera regardé à l’avenir par les amateurs de danse, de musique, et de flamenco.

(Images de la captation du spectacle PECULIAR, de la danseuse flamenco Ana Morales, réalisée au Festival Flamenco de Nîmes, en janvier 2023, pour la chaîne Mezzo.)

"Innover dans le domaine de la culture c'est aller de l'avant sans abandonner la forme classique d'un art"

Stanley Kubrick