Ce texte faisait partie du livret VAE (validation d'acquis d'expérience) soutenu en 2022 à la Fémis (école nationale supérieure des métiers de l’image et du son) pour l'obtention du titre AUTEUR RÉALISATEUR DOCUMENTAIRE FEMIS.
Un mouton, deux moutons, et Jorge Pardo
Un mouton, deux moutons, et Jorge Pardo.
Un mouton.
En cherchant dans mes archives des traces de mon travail sur le film TRANCE qui pourraient servir à la préparation de ce livret, je suis tombé sur un texte que j’ai écrit à l’été 2021, quelque temps après la première qui avait eu lieu dans le cadre d’un festival de cinéma en Espagne. Le texte est le récit d’une anecdote, quelque peu romancée et tournée en autodérision, qui me sera utile comme entrée en matière pour parler ensuite de cinéma documentaire et, plus particulièrement, de mon expérience comme réalisateur.
L’écrit en question n’a pas de titre et le fichier qui le contient s’appelle Mémorandum TRANCE. En tête du texte, il y a une citation attribuée au musicien Frank Zappa : « Le journalisme musical ce sont des gens qui ne savent pas écrire, interviewant des gens qui ne savent pas parler, pour des gens qui ne savent pas lire. »
Et voici le texte.
"Une semaine après la première j’ai reçu un email d’un jeune journaliste qui travaille pour un média musical online et qui souhaitait m’interviewer au sujet de TRANCE. Enfin. J’étais doublement concerné par cette demande puisque je suis non seulement le réalisateur, mais aussi l’un des associés de Rétroviseur, la société de production déléguée du film basée en Normandie. Notre situation financière était désastreuse (elle l’est toujours) à la suite de quelques mésaventures avec un coproducteur espagnol disparu après une liaison onirique, laissant seulement des ruines, tel le fantôme de Mizoguchi (Contes de la lune vague après la pluie, Kenji Mizoguchi). Notre budget, majoritairement français, avait été englouti à cause d’un long tournage de cinquante et cinq jours étalés sur un an et demi, puis quatre mois et demi de montage et une postproduction coûteuse, cerise sur le gâteau. La phase de promotion apparaissait donc à mes yeux éblouis comme une bouée de sauvetage.
Le tournage de TRANCE avait été l’accomplissement d’un rêve pour moi : une plongée musicale dans le mystère du flamenco sur les pas de notre personnage principal, Jorge Pardo, dit el maestro (tout le monde l’appelle ainsi), la découverte de nouveaux chemins sinueux de mise en scène dans mon travail, et une expérience de vie difficile à oublier pour toute l’équipe autour du film. Mais dès le début du montage, les problèmes de liquidité avaient commencé, et à la fin du film nous étions complètement essoufflés, cumulant des dettes diverses et variées.
Ces derniers mois, mon associé et ami Dorian Blanc, producteur du film, me cachait la véritable situation de nos finances pour me protéger, mais je savais qu’il me cachait cette situation et je cachais que je le savais pour ne pas l’accabler, alors que lui, à son tour, avait compris que je savais qu’il me cachait la situation et il cachait aussi, comme il le pouvait, sa gêne de savoir que je cachais que je savais qu’il me cachait la fichue situation... Le soir, je voyais défiler cette aventure rocambolesque dans l’obscurité de ma chambre, comme une hallucination quelque part embellie : une sorte de version normande d’Apocalypse Now avec un Andalou à la tête du commando. Un proverbe espagnol dit ainsi : Celui qui cherche à se consoler trouve toujours un moyen de le faire. Je me suis donc prêté volontiers, et comment !, à ce drôle d’exercice qui consiste pour un réalisateur à parler au téléphone de son propre film avec un inconnu. Les occasions de ce type sont rares. En tout cas pour moi.
Le matin du rendez-vous avec le journaliste, j’étais au taquet : les mains moites, la bouche sèche et le regard fixé sur mon portable comme si j’étais devant un échiquier. Pour mieux me concentrer. Je préparais dans ma tête les réponses à des interrogations sur le sens du hors-champ dans le film ou le choix de la palette chromatique à l’étalonnage. J’étais prêt aussi à écouter pour une fois mon interlocuteur ainsi qu’à contre-attaquer à la moindre occasion pour évoquer quelques idées sur ma théologie documentaire.
La partie a commencé sur un ton très agréable : nous avons discuté un peu de flamenco et de Jorge Pardo. Avec la presse, on parle toujours de lui, l’artiste : de sa flûte, son saxophone, son actualité, son expérience de vingt ans accompagnant le mythique guitariste Paco de Lucía, son sex- appeal malgré un certain âge... tout y passe. Très vite, j’ai pu enchaîner avec quelques aspects de ma conception du cinéma, citant notamment la mémoire, le désir de filmer la musique et la beauté comme moteurs du film. C’était une bonne ouverture de ma part, je me sentais à l’aise et tout allait pour le mieux.
Un petit problème avait surgi tout au début : le jeune homme n’avait pas eu le temps de regarder le film avec le lien que je lui avais envoyé par email. J’avoue que j’étais surpris. Il s’est excusé platement, puis m’a mis au courant d’une mystérieuse urgence de publier l’article et s’est déclaré fan inconditionnel de la musique de Jorge Pardo (bien sûr), qu’il avait écouté dans un club à Madrid je ne sais plus quand. Il m’a assuré qu’il allait visionner le film le jour même pour compléter notre discussion. J’ai accepté que l’on continue. Oui, je sais.
À la question, tout à fait logique et attendue de ma part, de pourquoi j’avais dédié un film au flamenco ET à Jorge Pardo (encore lui), j’ai répondu avec mon sermon habituel, que je connais par cœur et que je peux réciter jusqu’au bout sans respirer : — le flamenco a façonné mon identité et mes goûts esthétiques depuis mon enfance et je ressens aujourd’hui le besoin de rendre par le biais de ce film un peu de ce que j’ai reçu tout au long de ma vie —. J’utilise souvent ce développement classique des pièces qui me donne l’initiative dans le jeu et me conduit normalement à une position gagnante. Et j’ai pris soin de ne pas négliger ma défense en évitant soigneusement de parler à nouveau de Jorge Pardo. Roque.
Incompréhensiblement, le journaliste a insisté : — Mais alors, comment avez-vous procédé pour approcher un artiste protéiforme tel que Jorge Pardo, père de la fusion entre la musique flamenco et le jazz ? —Protéiforme... Je me suis senti menacé par le mouvement de mon adversaire. Et j’ai répondu avec une variante que je ne maîtrise pas assez : j’ai improvisé ("maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères... Baudelaire, Les Fleurs du mal").. J’ai dit que mon approche de Jorge Pardo en tant que... — cinéaste — (j’ai prononcé ce mot lentement après un court silence, avec une légère hésitation teinte de modestie) aurait été la même si j’avais réalisé un film sur... — par exemple... — Et là, j’ai perdu le fil de mes pensées.
Les mots tournaient dans ma tête comme une nuée des papillons qui voltigent au-dessus d’un champ de fleurs sauvages. Beaucoup de papillons, traversés par la lumière. L’un d’entre eux s’est enfin posé sur une fleur et j’ai trouvé l’élément de comparaison que je cherchais : mon approche en tant que... — cinéaste... — serait similaire si je réalisais un film sur Jorge Pardo ou un film... — par exemple, tourné au milieu des montagnes et des aigles, parmi les moutons. — J’ai dit ça. — Des moutons... — a marmonné le journaliste. Et j’ai senti que je perdais mon avantage.
Mais pourquoi j’associais cette histoire de moutons à Jorge Pardo ? Peut- être étais-je sous l’influence de Pan, dieu grec des bergers et des troupeaux et dont la flûte est l’attribut principal ? Pendant le tournage j’avais pensé parfois à Jorge Pardo comme une terne version de cette déité revisitée au goût du jour, globalisée. Tous les deux, en tout cas, avaient en commun la séduction de nymphes grâce à leurs instruments...
Au milieu de cette digression, j’ai eu un rappel à l’ordre de la part du journaliste. — ... Monsieur Belmonte ? Vous êtes là ? — Le ton de sa voix m’a agacé. J’ai décidé immédiatement de renforcer ma position déclarant que — quand je réalise un film mon but est de questionner le monde, mais aussi que le monde m’interpelle. Je me documente à peine sur mes sujets, le tournage est un processus d’apprentissage pour moi et le scénario se construit principalement au cours du tournage et puis en montage. Je ne vois pas de différence essentielle entre Jorge et les moutons puisque dans les deux cas il s’agit de plonger dans le réel sans connaître la profondeur, c’est ça le cinéma documentaire — . Pour finir, j’ai imploré la protection d’Andreï Tarkovski en citant sa conception de l’art comme découverte, tel un enfant qui découvre le monde. Après ça, j’ai soupiré, soulagé. Mais en l’absence d’un mot d’approbation de la part du journaliste (un simple ah oui ! d’admiration aurait suffi), j’ai eu un doute tout de même sur la clarté de mon discours et, que mes pairs me pardonnent, j’ai douté de Tarkovski lui-même. C’est très dur au téléphone.
Je ne me souviens pas très bien de la suite. J’ai raconté off the record une anecdote croustillante survenue pendant le tournage4, mais le cœur n’y était plus. J’ai encore prononcé quelques mots balbutiants pour expliquer ce que ces deux expériences si différentes a priori pouvaient avoir en commun (filmer la vie nomade et monotone de Jorge Pardo à travers le monde versus filmer les pâturages mythologiques des moutons). Et c’est là que j’ai perdu définitivement pied avec un malheureux mouvement comme conclusion : — ... Je ne sais pas si je suis assez clair... — Un long silence a suivi. Très long. Puis le journaliste a accepté ma capitulation avec magnanimité : — Oui, oui, bien sûr. — Il l’a dit sur un ton distrait, j’aurais beaucoup aimé voir son visage.
Au moment de nous dire au revoir, malgré tout, j’étais plutôt satisfait de la partie. J’avais évoqué comment la construction du récit documentaire dans mes films commence au tournage et finit pendant le montage, j’avais parlé de l’importance que j’accorde à l’intuition et de l’effet positif que le tournage lui-même peut avoir sur les personnages (on avait réussi à faire que Jorge Pardo se sépare de son manager après quinze ans de collaboration, ce qui n’est pas rien). J’avais martelé également du début à la fin l’engagement avec la beauté des images que nous avions pris avant de commencer le film et la recherche d’un son de qualité à tout prix (c’est le cas de le dire, le budget du matériel son et sa postproduction avaient causé notre ruine). Bref, l’interview se résumait peut-être à Jorge Pardo et les commérages du tournage, mais je sentais que j’avais emporté le match.
Une fois le téléphone raccroché, je me sentais flotter, moi aussi, comme les papillons au-dessus de la prairie ensoleillée. J’étais prêt à affronter une prochaine fois le magazine Rolling Stones, et pourquoi pas Cahiers du cinéma, après quelques ajustements (peut-être devrais-je citer Jean Rouch à la place de Tarkovski, qui n’avait pas tellement fonctionné). J’ai appelé mon associé Dorian immédiatement pour débriefer ce rendez-vous important pour l’avenir de TRANCE, mais comme souvent ces derniers temps je suis tombé sur son répondeur.
Hier soir, j’ai reçu un email très aimable du journaliste. Il m’envoyait l’article tiré de notre entretien et qui était déjà accessible sur internet. Dans l’email, il me félicitait chaleureusement. Ému, j’ai ouvert le fichier en pièce jointe. Mes propos servaient de titre à l’article, avec une taille de police surdimensionnée : POUR MOI, FILMER JORGE PARDO OU FILMER DES MOUTONS C’EST LA MÊME CHOSE. Échec et mat.
Deux moutons.
J’aimerais vous rassurer tout de suite : non, je ne pense pas que filmer les moutons et la musique de Jorge Pardo soit la même chose et je ne ressens aucune animosité envers mon personnage principal. Bien au contraire. Jorge et moi avons construit une très belle amitié au cours de ces trois dernières années remplies de voyages, de musique, de longues discussions, de rencontres, de fatigue, d’obstacles, parfois de désaccords, d’enthousiasme et de rires. Une belle histoire partagée qui n’est pas finie puisque nous accompagnerons ensemble la sortie de TRANCE en salle prévue au printemps 2022 en Espagne et en France. Une fois ce point éclairé, je vais tenter de mettre en lumière quelques correspondances, dans la forme et dans le fond, entre l’écrit présenté plus haut et mon film. Ces notes serviront, je l’espère, à mieux comprendre plus tard mon récit de la fabrication de TRANCE, objet de ce livret.
Je dois avouer, avant de poursuivre, que je n’ai pas, ou très peu, de certitudes dans mon travail. Je ne suis pas un théoricien du cinéma et je suis, par ailleurs, autodidacte. J’ai réalisé mon premier film documentaire en 1998. Je n’avais aucune expérience, aucune connaissance technique, aucun contact dans le milieu. J’avais la passion du cinéma, forgée dans mon adolescence et surtout plus tard à la Cinémathèque de Valencia (Espagne), où j’avais démarré des études universitaires... que je n’ai pas finies puisque je passais mes journées entre les livres et ce cinéma, à côté de mon petit appartement. Les films ont toujours été pour moi une question de mémoire, d’abord la mienne. Nous avons vécu l’expérience, mais nous avons oublié le sens, et s’approcher du sens restitue l’expérience, a écrit T.S. Elliot. Le documentaire restitue en quelque sorte cette expérience vécue, par nous-mêmes ou par les autres. Puisque cette mémoire est commune, et socle de la culture.
Au fil du temps et des films, j’ai bricolé quelques outils théoriques et pratiques, que j’appelle ma petite cuisine. Ce sont des outils qui proviennent d’univers et d’influences diverses, majoritairement littéraires et cinématographiques, auxquels j’ai ajouté ma propre expérience par le biais des films que j’ai réalisés seul ou accompagné d’une équipe. Ma conception du cinéma a évolué, tout comme mon regard sur le monde. Ceci ne veut pas dire que j’ai obtenu des réponses à mes questionnements, mais plutôt que de nouvelles questions sont venues s’ajouter aux premières. Au début de mon parcours, il n’y avait pas tellement de questions, plutôt l’émerveillement de celui qui découvre le monde et un désir, parfois, d’être utile aux autres.
On pourrait dire que dans le film TRANCE il est question de la vie et de l’art d’un musicien flamenco, mais que le film met en place un dispositif de mise en scène basé sur les séquences musicales en direct et les rencontres avec d’autres personnages, rajoutant des éléments de fiction qui dévoilent une vérité. J’insiste sur le fait qu’un film documentaire n’est pas la réalité (bien qu’il soit réel), ni même une représentation de la réalité. Le documentaire, comme toute forme d’art, révèle une partie du réel à laquelle on accède seulement à travers le film lui-même. Se produit alors un acte de connaissance, de découverte, en premier lieu pour le réalisateur, ensuite pour le spectateur. Le poète René Char a écrit que « les mots savent de nous ce que nous ignorons d’eux ». On pourrait dire autant des images filmées.
( La mise en scène est parfois un élément oublié quand on tente de délimiter les contours du cinéma documentaire, comme si elle était propre au cinéma de fiction, et pourtant cette mise en scène est présente dès la naissance du documentaire, avec Nanouk ou L’homme à la caméra. Rappelons, s’il était nécessaire, que mise en scène ne veut pas dire fiction.)
Le désir de Trance est lié à la recherche de mon identité à travers la musique flamenco. À l’origine, il y a chez moi un désir très fort de faire partie de cette culture, de lui apporter quelque chose, de me rattacher à mes origines en Andalousie, un désir de me connaître (et me reconnaître) à travers le film. Il est vrai que dans IMPULSO ou TRANCE (les deux premiers films de la trilogie flamenco réalisés à ce jour), je ne donne pas beaucoup de clés aux non-initiés sur ce qu’est le flamenco ou son histoire. On me l’a reproché parfois : je n’explique pas. Heureusement.
Pour moi un film (un livre, un tableau, une musique) n’a rien à expliquer. Il n’y a pas de sens à chercher autre que le film lui-même, et libre à chacun de l’interpréter selon son vécu et sa sensibilité. Le film est son propre sens : image. La sensation prime sur la signification. Le poète mystique saint Juan de la Cruz (sommet de la poésie en espagnol) a écrit au XVIe siècle : Ne cherchez pas à vous rassasier de ce que vous comprenez, mais de ce que vous ne comprenez pas. Cette idée de « sens ouvert ou non défini » permet au spectateur de rester actif, d’être acteur lui aussi, de s’enrichir, de partager.
Sans aller jusqu’au XVIe siècle, prenons, comme exemple, l’un des films les plus connus du cinéaste Frederick Wiseman, Welfare, autour des organismes d’aide sociale aux États-Unis dans les années 1970. Le film documentaire, composé de séquences tournées dans un centre d’assistance, n’évoque pas le contexte dans lequel se déroule l’action. Et combien même on aurait à notre portée tous les éléments, finalement extérieurs au film, qui détaillent la politique gouvernementale à cette période aux États-Unis, ce que je retiens de ce superbe film n’est pas le sens « informatif » ni historique, mais plutôt la plongée cauchemardesque dans l’absurdité des rapports de pouvoir et du manque de communication humaine. C’est un film sur l’impuissance de Sisyphe incarné par mille visages. Ce qui m’importe est de le rattacher, non à une histoire politique des États-Unis, mais à la condition humaine, de le relier à l’œuvre, par exemple, de Kafka dans son roman Le Château, où je retrouve cette même impuissance de l’homme face à l’obscurantisme des jeux de pouvoir, à l’inconnu. C’est comme ça que j’ai ressenti ce film. Je n’ai pas, pour ma part, besoin d’autre chose, en tant que spectateur. J’aurais pu prendre le travail de Wang Bing, de Nicolas Philibert, ou de Jean Vigo dans À propos de Nice pour illustrer mes propos. Ce sont pourtant des cinéastes engagés, et leur travail peut « se lire » sous un angle politique. Mais ils ne sont pas historiens ou journalistes (dont j’admire par ailleurs le travail, ô combien nécessaire aujourd’hui). Ce sont des artistes, et ce n’est pas la communication qui les motive, mais une forme de connaissance artistique. Ceci permet au spectateur de donner lui-même du sens aux images, de s’enrichir, et le partage se fait.
IMPULSO, premier film de la trilogie flamenco, est une approche du corps d’une danseuse mondialement connue, Rocío Molina. Je n’explique rien, ou très peu, sur elle ou le flamenco lui-même. Je fuis le film didactique, que je ne saurais pas faire de toute façon. Le film est pour moi aussi une découverte, un saut vers l’inconnu. Et j’essaie de coller à la peau de Rocío, au rythme de la musique, j’essaie de trouver la distance juste pour mieux révéler les mécanismes de création chez elle. Son corps et l’émotion que sa danse me procure sont mon seul horizon. Il s’agit de traduire une connaissance d’ordre sensorielle en images. Et le fil conducteur visible dans le film, la création pendant une saison d’un spectacle pour le Théâtre national de Chaillot, est une excuse, en aucun cas le cœur du film. Ce fil conducteur ne saurait donner du sens au film. Le film est son propre sens : image et corps en mouvement. Il se cherche et se perd dans la mémoire de son corps. C’est au contact de la danse de Rocío Molina que je me suis retrouvé au plus près de ces vers de Rilke que j’affectionne : Le beau est le commencement du Terrible que nous pouvons encore supporter.
Ce n’est pas moi, ma vie, qui parle du film. C’est le film qui parle de moi. ll peut dire des choses, beaucoup, sur mon rapport au monde. Il peut dire, s’il est réussi, ce que j’ai appris du réel et des autres en le réalisant. Il restaure le sens d’une expérience personnelle ou collective, et la partage.
Le ton humoristique du texte proposé plus haut agit dans mon cas comme une barrière de protection. Il me protège d’une situation anxiogène, et me permet de regarder la réalité en face, mais... filtrée par l’humour. La caméra aussi fait office de filtre : d’un côté elle nous donne accès à des réalités très diverses – des milieux dans lesquels, nous, auteurs-réalisateurs, ne serions pas rentrés autrement –, et en même temps elle nous protège, elle nous permet parfois de regarder des situations difficiles en mettant de côté temporairement nos sentiments. Elle peut nous donner du courage et donner du sens à notre regard. Je parle bien ici de l’objet, la caméra, qui se rapproche le plus possible du réel, mais signifie toujours une distance, nous permettant d’être devant, au contact du monde, en étant derrière, avec un certain recul. C’est une osmose physique et symbolique. Et je l’ai ressenti dès la première fois que j’ai tenu une caméra entre les mains.
Les Eaux interdites, le premier film que j’ai réalisé (coréalisé avec un ami) était un petit documentaire indépendant, quelque part amateur et expérimental, autour de la situation des migrants sans papiers à Almeria, ma ville natale, au sud de l’Espagne. Des milliers d’hommes travaillaient (et travaillent encore) dans des conditions indignes, cultivant sous serre une partie importante des légumes consommés en Europe. C’était en 1998, le phénomène de migrations forcées et les déplorables conditions d’accueil en Europe n’étaient pas encore d’actualité, mais elles existaient. Et comment. C’est vers la fin d’un tournage de trois semaines en immersion qu’une fausse rumeur avait rassemblé des milliers d’hommes venus de toute l’Espagne, au centre-ville, à la recherche de titres de séjour qui leur seraient délivrés. Rien ne leur était donné, ou peut-être un reçu qui ne servait à rien, mais ils faisaient la queue devant la préfecture par centaines. La file d’attente longeait plusieurs pâtés de maisons. Nous avions comme matériel un tout petit caméscope miniDV acheté à crédit et une perche avec un microphone. Alors, comment filmer cette situation ? Nous avons décidé de parcourir cette interminable file de personnes, du début vers la fin de sorte à avoir tous les visages et leurs réactions. Sans nous arrêter. Ce plan séquence dure sept ou huit minutes. Toutes les émotions apparaissent sur les visages à l’écran : la honte, la peine, l’espoir, la haine, la joie ou la curiosité. Aucun de ces hommes ne nous a interpellés, questionnés, arrêtés (pouvaient-ils seulement s’y opposer, encadrés de policiers qui, eux non plus, ne nous ont pas demandé ce qu’on faisait là ?). Et c’est justement la caméra, ce petit caméscope, qui nous a donné le courage de regarder ces hommes. Autrement, nous n’aurions pas pu. Parce que nous aussi, nous avions honte de cette situation et honte peut-être de nous- mêmes. À l’époque, on voulait absolument donner la parole à ces hommes qui n’en avaient pas. Mais aujourd’hui, je me demande qui donnait la parole à qui ce jour-là, et je leur en suis reconnaissant.
Je regrette profondément que ce film, Les eaux interdites, n’ait pas eu de diffusion digne de ce nom. Nous étions trop jeunes et un peu perdus à Paris. Le sujet n’intéressait personne. Le film n’avait pas de valeur journalistique et l’image, quoique puissante, ne rentrait pas dans les standards de télévision de l’époque. Le montage ressemblait à une lame de rasoir. Le film était juste un cri. Des festivals de documentaires, on ne connaissait rien. On a frappé à des portes, mais on n’a pas réussi. En revanche, ça a réveillé chez moi une profonde vocation, inconnue jusqu’alors, et c’est parce que j’ai réalisé ce film que j’ai voulu devenir réalisateur. Longtemps je me suis senti en dette envers ces hommes qui m’ont appris le sens du mot dignité. Et depuis quelque temps, j’envisage la possibilité d’y retourner, vingt ans après, à la recherche de quelques-uns de ces hommes que j’ai croisés pendant ce tournage. Pour quoi faire ? Pour témoigner d’une situation qui n’a pas changé, malheureusement. Pour construire avec eux un récit de voyage, de mémoire. Pour retourner, tout simplement, chercher quelque chose qui manque à ma construction personnelle.
Au fur et à mesure que j’avance dans ces lignes, je me rends compte qu’il sera difficile pour moi de faire la différence dans ce livret entre ce que l’on appelle le cinéma de fiction et le cinéma documentaire. Des courants souterrains très puissants les relient de façon plus ou moins visible, aujourd’hui comme hier. Je n’aime pas les catégories quand on parle d’art. C’est inutile, de mon point de vue. En tant que spectateur, je cherche une forme d’émotion particulière à travers le cinéma et la culture. Quelle est la nature de cette émotion ? Est-ce une forme de mémoire ou d’oubli, est-ce une forme de connaissance du monde, de l’autre, de moi-même ? Je suis incapable de répondre à ces questions. Au sujet de cette distinction documentaire-fiction, et des difficultés qu’elle présente, Johan Van der Keuken s’est exprimé ainsi : "Moi, fondamentalement, je crois que tout film travaillé consciemment au niveau de la forme est un film de fiction" (Entretien avec Johan Van der Keuken dans Cahiers du Cinéma, 1978). C’est ce qui m’intéresse aujourd’hui : la porosité des frontières entre réalité et fiction, exploration que j’ai démarrée avec TRANCE et que j’espère approfondir si j’ai l’opportunité de réaliser encore des films. Je vais poser la question dans d’autres termes : aujourd’hui, l’enjeu pour moi est de savoir si je place la caméra devant le réel ou le réel devant la caméra. ( Pour éclairer cette formulation, on pourrait penser au film Tabou, de Murnau, qui devait être en principe coréalisé par Murnau et Robert Flaherty, qui s’était écarté de la direction au début du tournage. Deux visions très différentes de la pratique cinématographique, les deux merveilleuses, s’étaient confrontées : la caméra devant le réel, de Flaherty, ou le réel devant la caméra, de Murnau.)
Tout ce que j’ai exposé ici correspond à mon regard sur le cinéma documentaire. Je n’oublie pas qu’il y en a d’autres, autant que de réalisateurs : le documentaire engagé, le cinéma direct, le documentaire historique, incarné, animalier, les enquêtes journalistiques, les autoportraits... pour moi tous ces chemins sont valables. Ce sont toujours des aventures du réel, des interrogations sur le temps et l’être humain."
“On est sensible aux bords du cadre comme aux bords de ses propres yeux. [...] On est à la fois dans le monde matériel et dans le monde imaginaire, dans le réel et dans la fiction. Iln’y a pas de fente.”
(Johan van der Keuken)
belmonte.emilio@gmail.com