Ce texte reproduit l'entretien que j'ai eu avec l’historien espagnol du cinéma Carlos Aguilar au sujet des deux premiers films de la trilogie flamenca, Impulso et Trance. Avec plus de 60 livres de cinéma publiés, dont son Guide du Cinéma (ce monumental dictionnaire des films, édité en 1980 et actualisé régulièrement, est le livre de cinéma le plus vendu de tous les temps en Espagne), Carlos Aguilar est un auteur incontournable de l’histoire cinématographique, spécialisé dans le western, le cinéma de série B et le cinéma de terreur, entre autres.
Il m’avait écrit en 2021, car il souhaitait regarder Trance afin d'éventuellement le citer dans un ouvrage qu’il préparait sur le flamenco-jazz, une autre de ses passions. Nous ne nous connaissions pas. Je lui ai facilité un lien pour accéder au film, ainsi que quelques images pour illustrer les textes sur Jorge Pardo, figure majeure de son futur ouvrage. Le visionnage de Trance a soulevé chez lui un grand enthousiasme. Peu de temps après, il me proposait d'engager une discussion par écrit autour de mon approche du cinéma flamenco à partir d'Impulso et Trance, les deux premiers films de ma trilogie, et cela afin de nourrir un projet de livre autour du cinéma musical. Je n’étais pas certain de pouvoir me mesurer à ses questions et je lui ai demandé de me laisser le temps d'y réfléchir, pour finalement accepter sa proposition. Je le remercie de sa générosité dans cet échange et je peux seulement espérer avoir été à la hauteur de ses questions.
The Conversation.
Carlos Aguilar: Impulso et Trance étant les deux premiers volets de ta trilogie La Pierre et le Centre, les deux films, en toute logique, partagent des éléments divers et variés, liés en premier lieu à ta personnalité d’auteur, mais aussi parce qu’ils s’intéressent à deux personnalités atypiques du flamenco, Rocío Molina et Jorge Pardo, qui abordent cet art avec une passion incontestable tout en se démarquant de l’orthodoxie. Parlons pour commencer de l’analogie sémantique et conceptuelle, voire euphonique, des deux titres, Impulso et Trance, qui synthétisent des états psycho-esthétiques propres à l’expérience artistique.
Emilio Belmonte: En effet, ces deux mots appartiennent pour moi à la sphère artistique et à la sphère du flamenco : Impulso, en raison de l’irrationalité, ou de l’intuition, présente dans tout geste de création ; Trance, pour l’état que provoque l’expérience artistique, aussi bien chez le créateur que chez le récepteur de l’œuvre. Presque tous les titres de mes documentaires ne comportent qu’un seul mot (Europa, Abaré, Manuela, Judenstadt...), je ne sais pas vraiment pourquoi. Dans le cas d’Impulso, le titre a été facile à trouver, car Rocío appelait ses improvisations dansées des « impulsos » et aussi parce que la polysémie du mot, en castillan, correspondait au film : d’un côté, impulso (« élan » en français) signifie « donner une poussée pour produire un mouvement » (celle qui permettait de démarrer la trilogie par ce film, le coup de talon sur le sol dans la danse flamenco) ; de l’autre, le mot espagnol se réfère à une « action sans réflexion » (sens que l’on retrouve dans l’adjectif français « impulsif »), qui est à la fois un des éléments-clés du travail de Rocío et de ma propre conception de la création artistique : tracer un arc allant de la réalité à l’émotion sans avoir à passer par la réflexion.
Quant à Trance, j’avais lu pour la préparation du film la plupart des interviews qu’avaient données Jorge Pardo au fil des ans, et je me suis aperçu de l’importance qu’il accordait à la recherche (presque mystique) de la transe par le biais de la musique. C’est la sensation qu’il poursuit quand il joue : s’évader de l’ici et maintenant. Il y a également un petit clin d’œil, à nouveau, à la polysémie du mot, puisqu’en espagnol trance signifie aussi « moment critique et décisif auquel une personne doit faire face » et, dans le film, Jorge se trouve à un moment de sa vie où il cherche à relancer sa carrière musicale au moyen d’un concert spécial, ce qui constitue la trame principale du film.
La logique voudrait que le troisième volet, autour de la figure du cantaor (chanteur) Tomás de Perrate et encore à l’état d’écriture, porte le même type de titre. Au début, Rito (rite) m’a semblé un bon choix, mais, connaissant mieux Tomás et après lui avoir rendu plusieurs fois visite chez lui à Utrera, j’ai compris que l’allusion rituelle ne correspondait pas à sa façon de vivre et de penser, ce qui veut dire que, pour l’instant, nous n’avons pas de titre pour clore la trilogie.
C.A. Mis à part les titres, le sens des images est remarquable. Elles sont dépouillées et élégantes, sans tomber pour autant dans l’ostentation et le tape-à-l’œil, réalistes mais avec une touche onirique, proches parfois d’une esthétique de la désolation quelque peu picturale. C’est surtout le cas de Trance, qui fait parfois penser aux grands réalisateurs surgis au milieu des années 1980, comme l’Allemand Wim Wenders ou l’Américain Jim Jarmusch, ainsi qu’à la peinture de Norman Rockwell ou d’Edward Hooper.
E.B. Je ne suis pas conscient de ces influences, bien que j’admire les artistes dont tu parles. Il se peut que, dans le cas de Jarmusch, qui avait fait des études de littérature et écrit des poèmes avant de devenir réalisateur, il existe un courant souterrain qui nous nourrit tous les deux sous la forme du récit fragmenté propre à un certain type de littérature. Je pense, par exemple, à un auteur comme Raymond Carver, sans savoir si Jarmusch l’a lu ou pas. J’ai été dans ma jeunesse un lecteur compulsif de poésie, j’ai écrit et publié deux livres de poèmes, et l’esthétique du dépouillement dont tu parles (le « relevé des ruines », dirait Aníbal Núñez) est très présente chez certains de mes auteurs préférés, comme saint Jean de la Croix ou José Angel Valente. Mais je pourrais aussi invoquer l’exaltation de la vie dans la poésie de Walt Whitman, pour citer un poète nord-américain, une exaltation que je cherche aussi à travers la trilogie flamenco. Par ailleurs, le dépouillement rend possible l’accumulation de significations. Dans l’art, un mot, une image, une phrase musicale sont chargés de sens et ne peuvent pas être réduits à une signification unique.
Pour ce qui est de l’influence du cinéma dans cette esthétique dont tu parles, elle a peut-être à voir avec mon amour pour l’âge d’or du cinéma japonais et pour ses principaux représentants, Ozu, Kurosawa et Mizoguchi, chez qui je retrouve trois éléments essentiels pour moi : la création, la mémoire et le rêve. C’est aussi un cinéma d’une grande précision technique, élégant et dépouillé. Comme tu le dis, je m’éloigne autant que je peux de l’esthétisme tape-à-l’œil si courant aujourd’hui, à cause surtout de la publicité. Le langage publicitaire a provoqué pas mal de dégâts, bien que, sur des aspects ponctuels, il puisse être une source de créativité pour le langage cinématographique. Je tente de ne pas tomber dans cette grammaire « intéressée » du spot publicitaire, sans savoir si je parviens à y échapper, parce que, comme nous tous, je vis dans un monde inondé par la publicité. Cette dernière, par ailleurs, représente et met en valeur la nouveauté, et ce mirage de la nouveauté est désormais l’étalon qui sert à mesurer la valeur d’une œuvre artistique. Sans compter que la publicité s’approprie le langage visuel pour lui donner un sens utilitaire, ce qui est à l’opposé du geste artistique. Il est très compliqué de sortir de ce cercle vicieux, mais nous nous y attelons. J’ai la chance de tourner avec une équipe de professionnels issus de l’Ecole supérieure de cinéma Louis Lumière, reconnue pour la qualité de son enseignement technique et artistique. Ce sont de techniciens hors pair qui disposent d’une solide culture cinématographique, et cela me permet de partager avec mon équipe un point de départ (ou d’arrivée) esthétique auquel chacun contribue en apportant sa part de créativité.
C.A. Un autre point commun aux deux films se trouve dans la conception cinématographique elle-même, car elle réunit les propriétés des deux formats, le film documentaire et le reportage journalistique, dans le sens où le premier exige une certaine formalisation, voire une mise en scène, tandis que le second doit refléter la réalité d’une façon plus crue. De ce point de vue, Impulso penche plus du côté du reportage, et Trance, du côté du film documentaire.
E.B. Le cas d’Impulso est tout de même particulier : je n’avais jamais vu danser Rocío avant de faire sa connaissance, même si j’étais attentif à sa trajectoire et si j’avais vu des images de ses spectacles. Pour être précis, je me souviens d’une de ses performances dans une émission de la télévision régionale d’Andalousie, Canal Sur, où elle danse une milonga et fait un geste, avec un éventail dans une main et un simple mouvement du cou, très japonais, qui m’éblouit (j’ai appris par la suite son intérêt pour la culture nippone). C’est à partir de ce moment-là que je suis son travail à travers les réseaux sociaux et la presse. Trois ans plus tard j’apprends, par un ami à moi ami de son manager, Loïc Bastos, qu’elle aborde la préparation de son nouveau spectacle qui sera présenté une année plus tard à Paris, où j’habite. Peu de temps après, Rocío, Loïc et moi nous retrouvons à Annecy et je leur remets deux pages que j’ai écrites avec quelques réflexions sur l’esthétique du flamenco et sur la danse de Rocío, le tout très poétique mais sans la moindre précision. Auparavant je leur avais fait parvenir un petit documentaire que j’avais réalisé (Manuela, France 3 Région) sur une danseuse de break dance. Il n’était même pas sous-titré en espagnol, mais je pensais que l’on pouvait apprécier l’intérêt que je portais à la danse et à la façon de la filmer. Cette première fois, nous nous sommes à peine vus une heure, mais je crois que de cette rencontre est née une relation fondée sur la curiosité et le respect. Et nous avons décidé d’essayer, de commencer à tourner, mais... tourner quoi ? Le projet démarre au cours de cette réunion comme un geste sans une direction précise. Le spectacle de Rocío Molina qui apparaît dans le film, Caída del cielo, naît lui aussi sans savoir où il va. Ceci est à la fois très stimulant... et très risqué, car je veux éviter à tout prix le making of du spectacle. C’est au cours du tournage que le film devient une quête, celle du corps de Rocío et de la dynamique de ses créations, tenue par une trame narrative, une promesse, celle de la présentation du spectacle au Théâtre national de Chaillot à Paris. Nous avons tourné avec très peu de moyens, une équipe de deux personnes (dont moi en charge du son), et beaucoup d’illusion. 70 % du film a été réalisé sans production, le producteur étant apparu à la fin du tournage. Par ailleurs, c’était la première fois où je n’ai presque pas pris la caméra, la laissant entre les mains de Dorian Blanc (aujourd’hui mon associé et producteur de Trance) et de Thomas Brémond (qui remplaça Dorian dans certains tournages), même si j’intervenais constamment avec des indications sur le cadrage et sur la durée des plans, mes deux obsessions principales. La marge dont nous disposions pour travailler était assez réduite et nous avons à peine pu influer sur le déroulement des événements. Nous essayions d’être présents lors des résidences artistiques que Rocío organisait avec ses musiciens et lors de certaines improvisations ayant eu lieu à Madrid, Jerez... Il s’agit là de spectacles qu’elle monte une seule fois et dont elle se sert comme des laboratoires d’idées, une sorte de work in progress. En tout état de cause nous avions deux objectifs incontournables : trouver la juste distance, « depuis l’intérieur », entre la caméra et le corps, et faire un film très flamenco.
Tout a été très différent avec Trance, car nous avons eu plus de temps de réflexion et de tournage, et nous avons pu utiliser différents types de dispositifs filmiques au cours du tournage : des entretiens, des voyages organisés par nos soins, des mises en scène et, bien évidemment, le choix des personnages secondaires qui, dans le cas de Rocío, étaient toujours les mêmes (ses musiciens), mais qui, dans le cas de Jorge, étaient innombrables, car il joue avec des dizaines de musiciens différents au cours d’une année. Et avant toute chose, c’est nous qui avons construit l’histoire et écrit le scénario, en imaginant et en organisant (!) le concert final à Madrid. Bref, nous avons pu choisir. Malgré cela, les prémisses étaient toujours les mêmes : la juste distance vis-à-vis des corps (des instruments) et l’ambition flamenco placée au-dessus de tout. C’était un choix tout à fait personnel : je ne souhaitais pas répéter le schéma d’Impulso, je voulais me surprendre moi- même et découvrir des nouveaux aspects du travail documentaire.
C.A Autre point commun aux deux films, ton point de vue sur le personnage principal. À l’origine de ces projets, il y a une admiration logique et évidente, mais qui n’empêche pas une certaine sobriété, sans s’interdire pour autant des moments d’emportement émotionnel, particulièrement dans Impulso.
E.B. Les deux personnages principaux sont des génies du flamenco, des maîtres indiscutables dans leur art. Or cela ne suffit pas pour faire un film et, bien évidemment, ne détermine pas la forme qu’il devrait avoir, quoique j’écarte toujours d’emblée le documentaire biographique, une forme dans laquelle je ne me sens pas à l’aise. Pour se lancer dans une aventure de l’envergure d’un long-métrage documentaire autour d’un artiste, il doit exister une connivence spéciale entre nous, je dois avoir le sentiment que ce long travail qui va s’étaler sur deux ou trois années est possible. Et je sais qu’il n’y a aucune garantie d’arriver à bon port. C’est un pari risqué du point de vue économique et personnel qui implique tout aussi bien les producteurs que les techniciens ou mon propre entourage familial. Ce désir irrépressible de faire un film surgit seulement après une première rencontre en tête à tête. C’est de tout point de vue une question de flair. Je dois ressentir une émotion particulière, un grand enthousiasme, avant de me projeter sur ce que je vais pouvoir faire. Il me faut imaginer quel type de matériau va me fournir ce personnage pour construire le film et dans quelle direction je vais aller avec. Tout compte fait, je n’ai qu’à placer la caméra et ce sont eux, les personnages, qui doivent décider de ce qu’ils vont me donner. Si je parviens à leur faire part de mon désir et à gagner leur confiance à force de travail, je peux amener le personnage, l’inviter à me donner quelque chose qu’il n’imaginait pas au début, et je ne parle pas ici d’intimité ou de secrets, mais d’une disposition « physique et mentale » de leur part qui va me permettre de travailler en toute sérénité et en toute liberté, afin de provoquer la réalité. Il doit exister une confiance très forte.
En même temps, je conçois aussi cette trilogie comme une proposition d’ordre patrimonial, car il me semble nécessaire de laisser une trace du flamenco d’aujourd’hui aux amateurs de demain. C’est une tâche à laquelle la cinématographie flamenco s’attelle de façon périodique, et où je reconnais deux jalons : la série Rito y Géografía del Cante (une trentaine d’épisodes de trente minutes réalisés par la télévision publique espagnole dans les années 1970) et le travail de Carlos Saura (avec Vittorio Scottaro comme directeur de photographie) dans deux de ses films, Sevillanas (1992) et Flamenco (1995). Une des raisons d’être de ma trilogie flamenco est mon souhait de donner une continuité à ces regards portés sur le flamenco.
La quête de l’émotion dont tu parles est un autre élément clé. Il n’y a pas d’art sans émotion, et j’espère que, dans le cas de mes films, celle-ci ne se trouve pas uniquement dans les emportements des personnages, imprévisibles et magiques, ou dans les situations survenues au cours du tournage, mais aussi par le biais de la musique flamenco et de sa relation avec les corps. Voilà l’enjeu : interroger le mystère de la pensée musicale incarnée dans les corps de Rocío, de Jorge, de tous les artistes qui apparaissent dans les deux documentaires. C’est cette émotion d’origine musicale que nous cherchons à découvrir dans notre travail, bien évidemment dans le contexte historique qui est le nôtre, une période où le flamenco s’ouvre au monde, et avec les outils et les influences cinématographiques du présent, qui déterminent la forme de nos films.
C.A. De la même façon, tes deux documentaires présentent des lieux de tournage très variés. Selon la façon dont tu mets en valeur chacun d’eux, le spectateur peut tirer ses propres conclusions. Comment as-tu envisagé cet aspect ? Quels ont été les critères qui ont guidé le choix de chaque lieu ? Connaissais-tu ces lieux d’avance ?
E.B. Certains lieux de tournage ont été choisis en fonction des suggestions, des agendas et des engagements professionnels respectifs de Rocío et de Jorge. Où aura lieu le concert ou le spectacle ? Qui y participe ? Quelles sont les caractéristiques techniques de la salle, sa jauge ? Quelle signification a cette ville pour le flamenco et, plus important encore, pour note narration ? Pourquoi voulons-nous tourner sur une plage, ou près de la mer, ou à Jerez de la Frontera ? Où pouvons-nous placer une séquence de famille et pourquoi ? Quels lieux nous permettent-ils de travailler sur la continuité des saisons (hiver, printemps, été...) ou sur sa rupture ? Sans oublier d’autres questions tout aussi importantes en relation avec la production : disposons-nous à ce moment-là des moyens financiers pour effectuer le déplacement ? Les membres de l’équipe de tournage sont-ils disponibles ? C’est un vrai casse-tête à quoi s’ajoute, dans le cas particulier de Jorge Pardo, sa façon absolument délicieuse de circuler dans la vie en tant qu’héritier du flamenco des années 1970 et 1980 : certains concerts sont annulés ou ajournés, d’autres sont annoncés très peu de temps avant la date, des musiciens qui changent à la dernière minute... Si l’on veut relever le défi d’un long-métrage sur Jorge Pardo, il est indispensable que la production du film soit en mesure d’improviser.
D’autres lieux ont été découverts au cours du tournage et, finalement, nous avons également redécouvert d’autres espaces que nous croyions déjà connaître. La surprise est un élément essentiel pour maintenir la concentration dans ce type de tournages éparpillés sur des longues périodes. Pour Trance, par exemple, nous savions que, pour des raisons liées au récit, le début du film exigeait des espaces réduits, localisés en Andalousie, proches du flamenco traditionnel et en accord avec un musicien qui perd de l’influence, avant de passer à des scènes plus grandes, afin de montrer le côté jazz et un musicien partout reconnu. Certaines de ces premières ambiances ont été trouvées au début des tournages, mais nous sommes ensuite partis à leur recherche pour « combler » des trous dans notre récit. En revanche, le voyage à New York était prévu d’avance, mais nous n’avions pas les dates, et cela n’a pas été facile de faire coïncider la vie de nomade de Jorge avec les disponibilités de toute l’équipe technique, sans oublier l’argent nécessaire pour effectuer le déplacement.
Je me sens très à l’aise dans le milieu flamenco ou, de manière plus générale, musical, qu’il s’agisse d’une salle de répétition, d’un studio d’enregistrement, d’un club, d’un festival ou d’une loge. Ces espaces « flamenco » font partie de ma culture et je prends un grand plaisir à y travailler. Il m’arrive la même chose avec les scènes qui se déroulent en famille, toujours émouvantes et d’une grande délicatesse. Plutôt que de montrer les espaces comme un décor ou de leur donner un sens narratif, nous avons cherché à aller un peu plus loin en invitant le spectateur à y participer. À se reconnaître, tout compte fait. Je comprends que ce que je viens de dire puisse paraître confus, mais selon moi, « être là pour regarder » et « être là pour participer », ce n’est pas tout à fait la même chose. Et c’est cette participation qui m’intéresse, car elle se trouve au cœur même de la culture flamenco et de sa transmission, étant donné que c’est un art que l’on n’enseignait pas dans une école, mais que l’on apprenait en participant à des rencontres informelles. Le spectateur du flamenco est un spectateur toujours actif, et je voudrais laisser une trace de ce vécu dans un monde où l’expérience collective tend à disparaître de plus en plus vite, remplacée par l’expérience individuelle, connectée, virtuelle, peu importe le nom.
C.A. Quand tu as envisagé le projet de Trance, as-tu pensé, même si ce n’était qu’inconsciemment, qu’il y avait des points en commun entre Jorge Pardo et Rocío Molina ?
E.B. Il est inévitable de chercher des ressemblances, et on peut trouver des liens non seulement entre Jorge et Rocío, mais entre n’importe quels artistes. L’art est un acte de connaissance, et cela est le fond substantiel de toutes les disciplines, de la sculpture à la poésie en passant par la photographie. Dans notre cas, Jorge et Rocío partagent leur recherche de la transe comme s’il s’agissait d’une drogue, mais aussi, par exemple, le fait de ne pas rationaliser leur pratique artistique, de chercher à « s’abandonner » et à se laisser guider par l’instinct le moment venu. Tout cela, bien évidemment, à partir de leur profonde connaissance du flamenco. Il va de soi que cette quête de la transe n’est pas vécue de la même façon par Rocío, plus jeune, et par Jorge, maître reconnu de plusieurs générations de musiciens et disposant d’une vision plus ample d’une trajectoire que l’on peut maintenant qualifier de longue. Par ailleurs, et c’est encore un point commun aux deux, tout en étant les dépositaires d’un patrimoine, ils ont toujours cherché à explorer de nouveaux chemins artistiques. Et je pourrais citer d’autres ressemblances a priori : leur curiosité, leur courage d’aller vers l’inconnu, leurs prises de risques, leur profonde connaissance de leur art.
Il y a d’autres aspects également essentiels qui les rapprochent, mais que je n’ai découverts logiquement qu’au cours des tournages, comme, par exemple, le fait qu’ils soient tous les deux (presque) dépourvus d’ego dans le sens où on l’entend généralement. Il n’y a pas une once de diva ni chez l’une ni chez l’autre. Dans le cas contraire, je n’aurais pas pu faire le film, je n’aurais pas pu me sentir proche d’eux et j’aurais été incapable de m’engager. L’empathie est pour moi une question vitale.
Mais pour être tout à fait sincère, quand j’ai entrepris Trance, j’avais plus en tête la complémentarité de ces deux personnages que leurs points en commun, puisque j’avais l’idée, diffuse mais persistante, de faire un film différent, d’éviter de répéter le même patron en explorant d’autres formes de réalisation.
C.A. Rocío et Jorge ont-ils compris ta façon si particulière d’aborder leur travail ? As-tu dû faire face à des problèmes avec l’une ou l’autre à cause de désaccords ou d’avis divergents sur une question ?
E.B. Lors de mes premières rencontres avec Rocío ou avec Jorge, le plus important pour moi et de leur transmettre mon désir profond de réaliser un film avec eux, et de leur faire savoir que nous avons un point commun essentiel : notre amour du flamenco, que je ne trahirai jamais. Je leur explique qu’il s’agit d’un travail de longue haleine, d’une aventure, et cela d’autant plus que je n’avais pas, ni pour l’un ni pour l’autre film, l’argent nécessaire par avance. Ensuite, il faut être à l’écoute. Cette écoute est d’autant plus importante qu’elle me permet de comprendre quelles sont leurs attentes et si elles coïncident, ou pas, avec mes propres intentions. C’est un travail personnel de réflexion et d’intuition d’une grande importance, afin d’éviter d’éventuels malentendus par la suite. Je n’ai eu aucun problème pendant le tournage ni après, que ce soit avec Rocío ou avec Jorge. Je sais quelle est ma place pendant le tournage et si quelque chose ne va pas, il faut en discuter et trouver une solution pour la fois d’après, ou chercher une alternative si l’on constate que l’on n’est pas sur le bon chemin. Nous avons eu des avis divergents sur des questions de détail à certains moments et nous avons su trouver un accord dans le respect et l’affection. Leur opinion, surtout sur les aspects artistiques, compte énormément pour moi. Il est arrivé, par exemple, qu’un artiste, personnage secondaire dans Trance, ne soit pas, musicalement, satisfait d’une séquence et nous avons pu trouver un autre passage musical qui lui convenait, sans trahir pour autant nos propres intentions artistiques. J’ai un grand respect envers Rocío et Jorge et je leur fais entièrement confiance, et c’est réciproque. C’est ainsi que nous avançons ensemble.
C.A. Le sens du cadrage est plus sophistiqué dans Trance que dans Impulso. C’est un choix fait à l’avance ou s’est-il imposé au fur et à mesure ?
E.B. Comme je le disais tout à l’heure, dans Impulso nous étions « à la recherche d’un corps » vu à travers une fenêtre, même si c’est nous qui décidons à quelle distance on la place. Il est très compliqué de filmer la danse, car il y a une limite très difficile à franchir, que ce soit dans la salle de répétition ou sur scène. Une telle contrainte doit devenir source de créativité, voire une des images de marque du film. Impulso n’est rien d’autre qu’une recherche constante de la bonne distance, pendant le tournage et, cela va de soi, devant la table de montage. La distance vis-à-vis du corps de Rocío, la distance de Rocío elle-même vis-à-vis de ses propres limites, la distance entre le flamenco et ce qui n’est plus du flamenco.
Pour Trance, nous avons eu plus de temps de réflexion et nous avons pu tirer tout le parti de l’expérience accumulée avec Impulso. Nous avions aussi une équipe technique plus étoffée (nous sommes passés de deux à... quatre personnes), plus d’argent que nous gérions en tant que producteurs associés, et il y a eu, certainement, une évolution du regard. J’ai essayé de ne pas faire les mêmes erreurs et de me concentrer sur celles, nouvelles, que je devais éviter de commettre. Dans la fabrication d’un film documentaire tel que je l’entends il y a toujours quelque chose de la méthode essai-erreur. On teste différents dispositifs de tournage, on suit une intuition, on peut parfois reprendre une scène, d’autres fois on fait appel au hasard, d’autres encore on joue avec la ligne qui sépare la réalité de la fiction... le tout avec le dessein de trouver une faille dans la réalité et de s’engouffrer dedans, sans savoir au départ quelle sera sa profondeur.
C.A. Les deux films sont structurés par des segments d’ordre temporel qui s’articulent progressivement jusqu’à atteindre un sens ultime. Il s’agit d’un choix esthétique très intéressant.
E.B. C’est l’un des points essentiels pour moi : la construction de la temporalité. Une partie très importante de mon travail avec Matthieu Lambourion, le monteur des deux films, va dans cette direction-là. La volonté de se rapprocher du « cinéma de fiction » a été constamment présente lors du tournage et pendant le montage. C’est par ailleurs l’un des aspects les plus amusants du montage : trouver une suite logique aux séquences, construire et découvrir par nous-mêmes les propriétés « magnétiques » de notre matériau, les images. J’aime penser que nous cherchons une voie à mi-chemin entre l’approche de Frederik Wiseman et le cinéma de fiction. Cela signifie qu’il faut trouver une logique dans la succession des séquences (une logique interne fondée sur le rythme, les personnages, la respiration propre au film) et, en plus, que cette succession s’adapte à notre récit, qu’elle soit circonscrite par la ligne narrative que nous nous sommes fixée. Et que l’on ne s’en aperçoive pas quand on regarde le film. Autant chercher le mouton à cinq pattes ! L’objectif est de préserver une apparence de continuité naturelle, alors que tout n’est qu’une pure construction.
C.A.Les deux films accueillent des séquences de la vie quotidienne qui fonctionnent comme des moments de détente, mais qui sont également éloquentes au-delà de l’annotation pittoresque, tout à fait valable par ailleurs.
E.B. Nous veillons à ce que ces moments de respiration entre les séquences contribuent à la construction de la trame temporelle et, en même temps, à ce qu’ils dessinent le personnage par petites touches en dehors de sa dimension artistique, qui reste pour nous l’objectif principal. Nous souhaitons atteindre l’émotion par le biais de l’art et non pas de la vie, même si dans les deux films il y a des scènes de famille qui dévoilent la relation que les deux personnages principaux entretiennent avec leur histoire personnelle. Idéalement, ce genre de séquences, brèves, doivent nous faire croire que nous en savons beaucoup sur les personnages, bien que nous ne voyions que très peu d’eux. Notre conception du documentaire musical suppose un grand effort dans la mise en place et dans le montage des séquences musicales, dont la durée est toujours conséquente et que nous souhaitons éloigner le plus possible du vidéoclip. Si l’on insiste un peu trop sur l’aspect personnel, soit on allonge la durée du film, soit on perd de la valeur patrimoniale et de la richesse artistique. Le plus difficile est de trouver un équilibre, sachant que la priorité dans les deux films est de mettre en avant la dimension formelle du flamenco.
C.A. De la même façon, les réflexions d’ordre personnel sont souvent en voix off et servent à relier des séquences très différentes.
E.B Bien entendu. Le début de Trance prend la forme de la descente aux enfers de Dante avec Jorge Pardo jouant le rôle d’un Virgile qui rapprocherait le spectateur chaque fois un petit peu plus du mystère du flamenco, cette peine dont j’ai parlé et qu’illustre la séquence du chant de Tomás de Perrate dans la ville de Lebrija. La voix off de Jorge nous conduit d’un lieu de tournage à un autre. On commence par Grenade et nous allons ensuite à Jerez, Séville, jusqu’à Lebrija. Ce sont des lieux emblématiques de l’histoire du flamenco, des piliers de sa mémoire. Et, qui plus est, nous les visitons en compagnie de quelques-uns des artistes les plus importants du moment : Fernando de la Morena, Diego Carrasco, Emilio Caracafé, Rycardo Moreno, Tomás de Perrate.
C.A. La façon de filmer la musique me semble aussi très intéressante dans tes deux films. Cela n’a rien à voir avec le langage publicitaire dont dérive le vidéoclip.
E.B. Pour les séquences musicales, nous avons toujours cherché la continuité, réelle ou reconstituée dans la salle de montage, tout en respectant le compás, comme on dit dans le flamenco, le rythme. Soit nous n’avons pas touché la phrase musicale (dans un seul plan- séquence ou montée à partir de deux caméras), soit nous avons reconstruit une phrase « possible » en conservant le rythme de la musique. Le vidéoclip me semble un genre très intéressant et je n’ai absolument rien contre. Or la vérité que je cherche ne se trouve pas là- dedans, mais dans la relation entre la musique et les corps qui la produisent. Le vidéoclip tend à dissocier ces deux éléments, et cela ne m’intéressait pas pour les films que je voulais réaliser. Devant une vidéo, en tant que spectateur, je ne participe pas à la liturgie de la création de la musique. Je ne suis pas à l’intérieur, je provoque ou je ressens une émotion, certes – et il s’agit le plus souvent d’une émotion d’« auteur » –, mais ce n’est pas cela que je cherche. Mon dessein est de m’« effacer », car ce sont les artistes et notre façon de les approcher qui doivent susciter cette émotion, et le seul moyen d’y parvenir, c’est de travailler sur la durée, chercher cette continuité dans le montage dont je parlais, sans tomber pour autant dans le cinéma direct ou dans le plan « master » de la représentation. Ce que je dis ici, ce sont juste des réflexions que j’ai toujours à l’esprit, mais cela ne signifie pas que je sois toujours en mesure de les appliquer au pied de la lettre, ou que je possède une quelconque vérité (il n’y a pas de « vérité »), mais le fait d’envisager les scènes musicales de cette façon finit sans aucun doute par leur donner une force, une coloration particulières. Un bon nombre des musiciens qui ont vu Trance ont mis en avant la qualité du montage image dans les séquences musicales, signalant que le regard qu’elles transmettent est celui d’un musicien, et cela nous emplit de satisfaction parce que nous avons beaucoup réfléchi sur cette question.
C.A. On se rend compte, aussi, qu’il y a un travail de recherche important qui permet que tout soit savamment contextualisé.
E.B. Je ne saurais pas dire si le travail de recherche a été important ou pas. Nous partons d’une culture, l’art flamenco, que tu connais aussi bien que moi. J’écoute du flamenco tous les jours, je vais voir des spectacles de danse, je suis les jeunes artistes et me tiens informé sur les médias spécialisés. Je fais ça en tant qu’aficionado (amateur), c’est une véritable passion. Il y a donc une partie importante du travail qui est déjà effectuée. Pour réaliser Trance, j’ai évidemment lu tous les entretiens accordés par Jorge Pardo que j’ai pu trouver dans les hémérotèques, regardé des archives d’émissions télé, consulté tout ce qui pourrait aider à ce que le film aille tout de suite dans la direction que l’on souhaitait prendre. Nous réalisons des films « flamenco » en partant de la connaissance des codes de cette culture, qui est notre culture. Il ne s’agit pas d’un regard extérieur, par ailleurs tout à fait bienvenu. Nous savons que la clé réside dans l’émotion musicale, et nous savons instaurer un dialogue avec les artistes de façon qu’ils nous accompagnent dans cette invitation, une invitation à la participation. L’élément central du flamenco se trouve dans l’engagement du spectateur dans la cérémonie musicale. Nous sommes ici, me semble-t-il, aux antipodes de l’opéra. La présence du public dans un événement flamenco (que ce soit un spectacle ou une réunion informelle) au moyen d’encouragements, de cris, de palmas sortis d’une façon tout à fait spontanée n’est pas un simple détail pittoresque, car l’ensemble de ces manifestations place le public au même niveau que l’artiste, le maître. On ne peut pas concevoir le flamenco sans cet échange.
Tout cela pour dire que, parmi les multiples lectures que l’on peut avoir de n’importe quelle œuvre cinématographique, il y en a une de Trance qui est essentiellement flamenco et qui s’adresse aux vrais aficionados. Cela transparaît dans les paroles des morceaux chantés, dans le choix très réfléchi des styles flamenco en fonction du moment, dans les artistes qui interviennent dans chaque ville, dans les mots de la voix off de Jorge Pardo, voire dans la durée de certains plans. C’est le seul chemin que nous puissions emprunter, si nous voulons que le film ait une valeur patrimoniale. J’ai toujours cru, à tort peut-être, que si Trance parvenait à plaire aux aficinados, il pourrait ensuite toucher n’importe quel public s’intéressant à la musique ou à l’art, parce qu’il y aurait du « vrai » dans notre proposition. Le contraire n’est évidemment pas vrai: il y a un bon nombre de propositions cinématographiques « pittoresques » ou « exotiques » qui ne feront ressentir aucune émotion aux vrais amateurs. De ce point de vue là, il y a dans Impulso et dans Trance une recherche de ma propre identité, un profond désir d’appartenance, au risque de perdre une certaine lucidité.
C.A. Il ne fait aucun doute qu’Impulso et Trance entendent dépasser l’aspect strictement musical pour pointer vers une transcendance de la musique qui frise parfois le mysticisme.
E.B. Je me réjouis de ta remarque car c’est un point de vue très intéressant. Dès lors que l’on parle du mystère du flamenco, de l’art, de la pensée musicale, ou du mystère de la corporéité de la pensée musicale (et je cite le philosophe Claude Worms dans un article qu’il a consacré à Trance), il y a une volonté manifeste de transcendance par l’intermédiaire des corps et de leur relation avec la musique. Dans notre cas on peut parler de spiritualité, sans la moindre connotation religieuse, de cette substance invisible qui relie tous les êtres humains, et dont la culture fait partie. La quête de la beauté. Les images dévoilent une partie de la réalité que l’on ne peut connaître que par leur médiation. La transe est étroitement liée à ce mysticisme. J’ai tendance à croire qu’une partie de ce mystère se cache dans l’union du fond et de la forme, comme dans ce vers de saint Jean de la Croix, « un no sé qué que quedan balbuciendo » (« un je ne sais quoi qu’ils restent à balbutier »), dans lequel le son et le sens n’en font qu’un. Il y a une grande spiritualité dans l’art de Rocío Molina et de Jorge Pardo. Il y a de la liturgie, du soufisme, de la philosophie zen, mais aussi Eros et Tanathos. De la mémoire, de la création et du rêve. J’espère que notre travail fera que les spectateurs s’imprègnent de et s’intéressent à cette forme d’art et de mémoire qu’est le flamenco, et cela par le biais du son et de l’image qui, tout compte fait, composent, avec le temps, le matériau de notre travail cinématographique.
C.A. À la différence d’autres documentaires qui peuvent par ailleurs être d’une très grande qualité, l’élément didactique est plutôt ténu, et cela davantage dans Trance que dans Impulso. Tu fais le pari de laisser le spectateur tirer ses propres conclusions à partir de la relation entre les images et la musique, de l’enchaînement des séquences.
E.B. Oui, bien sûr. Je ne sais pas comment faire pour être didactique, je ne cherche pas à apprendre quoi que ce soit à qui que ce soit, et je ne pense pas que ce soit ma vocation, bien que je respecte et que je prenne beaucoup de plaisir à regarder le travail de ceux de mes confrères capables de synthétiser des concepts et de les transmettre. Les critiques négatives qu’a reçues Impulso allaient toutes dans ce sens : il manquait des clés pour déchiffrer le flamenco. Or on ne peut pas déchiffrer le flamenco ! Si l’on accepte que cela est possible, il s’agit alors du travail nécessaire d’un écrivain, d’un historien, d’un journaliste, mais non pas d’un réalisateur de cinéma ou, tout au moins, du réalisateur que je voudrais être, concentré sur la surprise et sur l’émotion. Wiseman (qui ne contextualise aucun de ses films) disait que, en premier lieu, il tenait pour acquis que le spectateur était aussi intelligent que lui, et qu’il fallait donc écarter toute condescendance. Il n’est pas facile de faire entrer dans un film une composante didactique, et de l’émotion, et de la musique, et les personnages... Cela fait trop de choses à la fois et il faut choisir. Indépendamment de cela, quand on voit Rocío danser ou Jorge jouer une siguirilla avec sa flûte, que puis-je expliquer ? La beauté ne suffit-elle pas ? Mon travail consiste à ajouter un nouveau sens en raison du développement du personnage à l’intérieur du film, ou du moment de la trame narrative où l’on fait arriver cette séquence musicale. Et à partager ce mystère et l’émotion qu’il me procure avec le plus de beauté possible.
C.A. Un autre point commun aux deux films est le grand soin porté au montage. Tu ne te contentes pas de juxtaposer des séquences, mais tu cherches à les enchaîner avec subtilité et élégance. Quelle est ta relation avec tes monteurs ? C’est toi qui as toujours le dernier mot ?
E.B. Oui, j’assiste toujours au montage image, depuis la première minute du premier jour, et c’est moi qui prends les décisions finales, de la structure générale à la moindre retouche d’un frame. J’ai monté tout seul mes premiers documentaires, y compris Abaré (tourné sur un bateau-hôpital dans l’Amazonie brésilienne), sur lequel j’ai travaillé pendant huit mois et que j’ai réussi à vendre à la chaîne ARTE. J’adore monter des petites séquences, des tests d’approche, et je l’ai fait pendant tout le tournage de Trance. Cela me permet de tester des idées et de savoir si nous sommes sur la bonne voie.
Avec le son, c’est différent. Le montage son est ardu, il faut suivre chaque geste du monteur, et c’est très répétitif et beaucoup moins intuitif. J’y vais autant que je peux, afin de donner quelques orientations, d’écouter et d’évaluer l’avancée du travail. Mais pour le montage image, un processus bien plus long, je suis toujours présent. C’est le moment où il faut prendre des décisions, penser, être à l’écoute, savoir attendre et, aussi et surtout, prendre du plaisir. J’ai la grande chance de travailler avec un monteur extraordinaire, infatigable... et assez têtu.
Ma relation professionnelle avec Matthieu Lambourion (le monteur d’Impulso et de Trance) est déjà vieille de trois documentaires : il sait ce que je cherche et je connais sa façon de travailler. Il y a une opposition entre ma recherche de la poésie, du risque, et son rôle de garant de la structure, de l’ordre. Les deux films sont nés de cette « friction ».
Pour un certain nombre de séquences, je n’ai aucun doute. Ce sont des images que je considère nécessaires pour le film, et Matthieu m’aide à les matérialiser et à les inclure dans la structure globale. Lui aussi fait des propositions, bien évidemment, relatives surtout à l’enchaînement des séquences. La recherche de la structure générale est un travail à deux. Je me trouve parfois face à des problèmes pour lesquels je n’ai pas la solution et ce que j’attends de Matthieu c’est qu’il m’aide à la trouver. Matthieu est bilingue français/espagnol et cela est important dans un film comme Trance, car ça lui permet de saisir l’humour et toutes les nuances de la langue. Il est par ailleurs musicien amateur et il a un grand talent pour le montage des séquences musicales.
Le montage de Trance a été assez long, plus de quatre mois de travail avec deux cents heures d’images (dont une partie importante de concerts enregistrés avec deux caméras), et le traitement des séquences musicales a été très minutieux. Parfois nous avons passé une semaine sur une séquence pour au final en tirer deux minutes... ou la mettre au rebut ! Nous avons terminé cette phase complètement épuisés, à la limite de nos forces... et il nous a encore manqué un peu de temps. Tout comme nous avions l’impression, à la fin, de ne pas disposer d’assez de recul devant le montage finalisé, ce qui représente tout de même un aspect essentiel au terme du processus : laisser passer le temps pour acquérir un minimum de distance et d’objectivité.
C.A. Les deux films ont également en commun l’emploi, à des fins à la fois dramatiques et narratives, de la voix off – par la bouche de ton personnage principal ou d’autres personnages –, ainsi qu’une sorte de moteur narratif, l’organisation d’un concert singulier qui devient le point culminant de tout ce qui précède.
E.B. Dans les deux films, mais peut-être d’une façon plus évidente dans Trance, le montage s’articule autour de trois types de séquences que nous avons déjà en tête quand nous commençons à filmer : des séquences avec une voix off, des séquences musicales ou de danse, et des séquences « de vie » (qui peuvent à leur tour être spontanées ou mises en scène). Souvent elles correspondent, respectivement, à la vision que le personnage a de lui- même, à la vision que le spectateur a de lui et à mon propre point de vue. C’est une corrélation qui ne marche pas à tous les coups, mais cela constitue un bon point de départ. Les deux films sont des puzzles construits avec ces types de pièces cinématographiques.
Pour Impulso, la voix off provenait directement de deux entretiens pas très longs que nous avions eus avec Rocío Molina. Dans Trance c’est très différent : nous nous sommes servis des entretiens avec Jorge Pardo (trois, assez longs et réalisés au début, à la moitié et à la fin du tournage) comme des maquettes pour le montage, et nous avons demandé à Jorge par la suite de nous fournir plus de « voix » en fonction des besoins du récit, voire d’écrire des variations à partir des passages des entretiens déjà sélectionnés. Dès la phase de tournage, Jorge avait proposé lui-même des sujets qui lui semblaient importants, ce à quoi j’ai été très attentif, car cela me donne des informations sur lui en tant que personnage et peut ouvrir des nouvelles perspectives de travail. Ces maquettes de voix off sont fixées lors du montage image définitif et réenregistrées pendant le montage son. Les voix de Jorge sont extrêmement calibrées aussi bien du côté de la durée que du contenu.
Quant à l’organisation du spectacle final dans les deux films, il y a une progression évidente. Dans Impulso, la création du spectacle de Rocío précède le début du tournage, alors que dans Trance c’est nous qui imaginons et qui organisons ce concert, ce qui a été, et de loin, la partie la plus compliquée du projet, même si nous pouvions compter sur l’aide du manager de Jorge (qui est par ailleurs un des personnages secondaires du film). Cela n’a pas été une mince affaire de trouver le lieu, les dates et de pousser Jorge à décider qui allait y participer. Dans les deux cas, ce spectacle constitue une promesse faite au spectateur, mais les trames qui en découlent nous conduisent à aborder deux questions très différentes dans chacun des films : dans Impulso, il s’agit clairement du processus créatif de Rocío Molina ; dans Trance, nous sommes surtout attentifs aux influences diverses présentes dans le flamenco de Jorge Pardo, qui s’expriment à travers les artistes qu’il cherche pour le concert final, et à son regard philosophique sur le monde. Dans les deux films il y a une « introduction », antérieure à la trame menant au spectacle, qui sert à présenter les deux personnages principaux. Dans Impulso, on s’appuie pour cela sur le travail de Rocío lors de ses « improvisations dansées » (à Paris, Jerez, Madrid...), tandis que dans Trance, on le fait à travers le voyage de Jorge aux sources andalouses du flamenco (les séquences à Grenade, Jerez, Séville et Lebrija). Dans l’un et l’autre film, il y a un point d’inflexion après cette introduction, et c’est alors que commence une sorte de compte à rebours menant au spectacle/concert final.
C.A. Aussi bien Rocío Molina que Jorge Pardo, et c’est un lien particulier entre eux, sont des artistes flamenco hétérodoxes. Ils savent cela, mais ils n’en tirent aucune gloriole, ne s’en vantent pas et ne se tiennent pas pour des génies. Ce trait en commun a-t-il été l’une des raisons qui t’ont poussé à faire un documentaire sur chacun d’eux ?
E.B. Tout à fait. Le but ultime de la trilogie est d’explorer les limites du flamenco et de montrer comment les artistes qui ont marqué leur temps affrontent la tradition à partir de leur propre expérience de la création. Je ne pense pas qu’il existe une opposition entre un flamenco traditionnel et un autre plus transgressif. Je pense plutôt que le flamenco est traversé par une multiplicité de chemins qui parfois s’entrecroisent, mais qui ne s’opposent pas. C’est en tout cas mon ressenti en tant qu’aficionado. J’aime le chant ancien, le chant traditionnel actuel et beaucoup des expérimentations les plus avant-gardistes qui ont cours aujourd’hui. Dans le flamenco, il y a de la beauté et de l’émotion partout.
C.A. Y a-t-il un aspect précis chez Rocío Molina à l’origine de ton désir de lui consacrer le premier film de la trilogie ? C’était seulement son hétérodoxie proche de l’avant-garde ou y avait-il quelque chose d’autre ?
E.B. Je ne voudrais pas trop rationaliser ma réponse : Rocío m’a fait sentir que son flamenco était fait pour moi, pour l’aficionado que j’étais au début du XXIe siècle. Je me reconnaissais dans son art, dans sa quête, comme dans un miroir où je découvrais des aspects cachés de moi-même que sa danse venait dévoiler, comme cela a pu m’arriver avec un poème de Federico García Lorca ou un tableau du Titien. Ce fut une très belle découverte. D’une façon plus réfléchie, je dirais que, pour moi, le plus intéressant chez elle, c’est qu’elle a transformé la danse flamenco, elle l’a poussée, et continue de le faire, jusqu’à ses dernières limites, et cela à partir d’une connaissance absolue de la tradition. Nous ne sommes pas face à une danseuse « conceptuelle » qui a eu une idée pour chambouler la danse traditionnelle. Il s’agit au contraire d’une petite fille qui apprend à danser le flamenco classique, qui le maîtrise à son adolescence et qui casse tous les codes à partir de ses 18 ou 19 ans dans une carrière fulgurante. Mais il ne faut jamais oublier que sa danse repose sur une base on peut plus solide et que, techniquement, elle est une surdouée. Les défenseurs de la tradition, réfractaires au moindre changement, doivent avoir du mal à la critiquer, car ils n’ignorent pas que Rocío connaît le flamenco traditionnel mieux que quiconque. N’étant pas une parvenue, elle a apporté la révolution (si on veut l’appeler comme ça) de l’intérieur. Cela est pour moi une raison supplémentaire pour penser que, quel que soit le chemin qu’elle choisira, ce sera le bon. La trajectoire, par exemple, d’un géant du jazz comme John Coltrane produit chez moi la même impression.
Ensuite, le hasard a aussi joué son rôle. Le fait que Rocío prépare un spectacle important pour le présenter dans la ville où j’habite (Paris) facilitait le rapprochement, me permettant à terme, vers la fin du tournage, de trouver un producteur en France, puis un distributeur, également français.
C.A. Étais-tu conscient, au moment de la filmer, que tu tirais de son visage une qualité particulière, comme s’il s’agissait d’une adolescente en pleine maturité, par son expression, ou d’une femme mûre pleine de jeunesse, par sa fraîcheur ?
E.B. C’est un contraste saisissant, et assez troublant, quand on voit Rocío les premières fois. On se trouve devant une femme avec une expression juvénile, voire enfantine, qui se métamorphose dès qu’elle met un pied sur un plancher de danse. La concentration change son visage, son regard se transforme, elle lève la tête et c’est une autre personne, beaucoup plus sûre d’elle-même, d’une grande maturité. Elle l’a toujours dit : quand il s’agit de danser, elle n’a peur de rien, et sa carrière artistique en témoigne, tant elle a dépassé de nombreuses fois ce que l’on croyait être ses limites physiques ou psychiques. En fin de compte, tout artiste agit comme un medium, c’est-à-dire comme un agent de transmission entre, d’un côté, la propre nature de son art, où confluent la mémoire collective et les questionnements sur le temps, l’être humain et la finitude, et, de l’autre côté, les spectateurs qui recoivent et participent à cette mémoire collective. Par le biais de l’émotion, l’artiste rend possible cette rencontre, la découverte de cette mémoire.
C.A. Je trouve très intéressant que tu apportes certaines informations sur elle et son entourage familial, en même temps que tu nous offres des images on ne peut plus pittoresques de l’Andalousie.
E.B. Ce sont juste des touches de l’Andalousie, mais il était important pour moi de « respirer » un air andalou, cette forme de vie si particulière et qui existe réellement, au-delà du cliché. Et cela comprend aussi bien les relations personnelles, comme on l’aperçoit dans l’ambiance qui règne dans la compagnie, que les paysages de la Basse Andalousie. J’espère avoir été capable de dépasser le cliché, afin de suggérer qu’il existe peut-être un lien entre ces deux aspects et la nature même de l’art flamenco, comme il peut exister un lien de cet ordre entre l’histoire et la géographie (physique et humaine) du fleuve Mississippi et le blues ou le jazz. Par ailleurs, l’idée que l’on puisse découvrir tant de choses à partir d’une simple touche me plaît énormément. Tu as peu vu, mais tu as l’impression d’en avoir appris beaucoup.
C.A. Tu soulignes que, chez Rocío, son génie inné s’allie à une discipline de fer, au travail. Il y a chez elle une grande exigence.
E.B. Sans aucun doute. La capacité de travail de Rocío, qui à l’époque du tournage était peut- être à son apogée physique, est époustouflante. Ce sont des heures et des heures de danse d’une grande intensité et qui requièrent une concentration maximale, tout en prenant en charge la direction musicale, quand elle travaille avec ses musiciens, où d’autres éléments en relation avec la scénographie, les costumes, la chorégraphie... C’est très beau de voir la puissance qu’elle est capable de déployer. Et c’est seulement à partir de cette intensité dans le travail qu’elle peut développer ses aptitudes innées pour la danse.
C.A. Le ton du film est sobrement contrôlé, mais il y a des moments de grande émotion qui fonctionnent comme les lignes de fugue dans le jazz. Parmi eux se trouve la séquence mémorable de la déclaration de la mère, qui peine à contenir ses larmes, et celle de la fin, d’une grande beauté.
E.B. J’avais comme l’intuition qu’une partie du mystère de Rocío se trouvait dans sa relation avec sa mère. Même si elle est très jalouse de son intimité, quand je lui ai proposé d’aller voir sa mère, elle a trouvé que c’était une très bonne idée. Je dois avouer que j’ai été surpris. Quelqu’un de son entourage m’avait dit qu’il ne fallait pas ouvrir la « boîte de Pandore », mais, en toute sincérité, j’ai eu l’impression que ma visite à sa mère et l’ajout de cette séquence dans le film a eu une influence très positive sur leur propre relation. Je suis profondément convaincu que la réalisation d’un documentaire a des répercussions sur les personnes qui y participent par les questionnements que cela génère. Je peux me tromper... ou pas. En tout état de cause, je suis allé rendre visite à Lola, sa mère, dans son village natal, près de Malaga, un jour de grande chaleur. Des centaines de perruches argentines envahissaient les palmiers de la promenade maritime où flânaient des touristes assommés par le soleil de midi. J’ai passé une merveilleuse journée avec Lola, en compagnie de mon directeur de photographie, Dorian Blanc. C’est une femme extraordinaire, comme on peut le voir dans la séquence du film. J’ai eu l’impression qu’elle attendait depuis toujours que quelqu’un vienne l’interroger sur sa fille. La simplicité et la lucidité de son discours m’ont complètement retourné et désarmé. Il n’y a pas un seul critique de flamenco ou de danse qui puisse aller aussi loin dans la compréhension de l’art de Rocío. Nous avons presque fini en larmes tous les deux. Ce fut une journée inoubliable. C’est pour vivre des moments comme celui-là que je fais ou que je tente de faire des films. Lorsque nous avons repris la voiture en fin d’après-midi, je savais que ces mots étaient le seul discours sur la danse de Rocío qui pouvait figurer dans le film.
Quant au plan final du film, tu parles certainement du moment où Rocío quitte la scène à la fin du spectacle à Paris et qu’elle est assise de profil devant un miroir où l’on voit le reflet de ses musiciens en train de saluer le public depuis la scène, et elle se met à boire de l’eau, les jambes nues, dans une pénombre seulement illuminée par la lumière qui entoure le miroir, et on entend gronder les applaudissements des spectateurs (dont nous faisons aussi partie), et il est vrai qu’il s’agit d’une image unique, prise avec une optique Leica d’une grande sensibilité par le grand directeur de photographie Thomas Bremond. C’est peut-être l’image que je préfère de tout le film. L’interminable gorgée d’eau, le geste presque animal pour étancher la soif après l’effort, la respiration qui s’ensuit, tout déborde de sensualité et de beauté. Son regard sur la scène et sa sortie du cadre sont hallucinants : Rocío Molina retourne dans son royaume qui n’est pas de ce monde, car son monde appartient à la scène, à la danse, au public qui l’acclame hors champ. Dès le premier moment que j’ai vu ces images, j’ai su que j’avais le plan final du film.
C.A. Il y a d’autres moments particulièrement réussis. Je pense, pour n’en citer que deux, à la scène où Rocío peint le sol avec sa jupe, ou à celle où elle et la Chana sont assises côte à côte. Ce sont des séquences qui marquent le spectateur.
E.B. Le plan zénithal de Rocío en train de « peindre » une toile (en réalité un papier posé sur le plancher), se traînant au sol avec la jupe trempée de peinture, est très suggestif et d’une grande puissance visuelle. Il y a à la fois un côté pictural et le pouvoir évocateur de la peinture rouge, qui nous rappelle naturellement le sang. C’est un signe très audacieux et tel que je les aime, ouvert à un grand nombre d’interprétations. Écrire avec le sang ; écrire la condition féminine, la condition humaine.
Et que dire de la Chana ! C’est une Gitane particulière, un mélange de grand-mère et de diva percluse, une immense danseuse disposée à danser pour Rocío après des années d’inactivité. Elle a une personnalité renversante. Souvent, dans les projections d’Impulso auxquelles j’ai assisté, les spectateurs répondent spontanément avec une ovation à la séquence où elle danse assise, au moment où elle atteint le climax final. J’ai assisté à ça à Paris, à Amsterdam, à Marseille, alors qu’il est peu fréquent d’entendre les applaudissements du public au milieu du film dans une salle de cinéma. Nous avons passé une excellente journée avec elle pendant la Bienal de Flamenco de Séville. C’est une femme de caractère qui a beaucoup souffert, une vraie force de la nature, très croyante et très artiste.
C.A. Bien que les angles de prise de vue utilisés soient multiples, le spectateur peut ne pas s’en apercevoir. Je veux dire par là que la technique ne leste pas le récit.
E.B. L’idéal auquel il faut tendre voudrait non seulement que cette variété de plans dont tu parles ne vienne pas gêner le récit, voire qu’elle se mette à son service, mais qu’elle en fasse partie, qu’elle se confonde avec lui. D’une certaine façon, le film est une étude du corps de Rocío à partir de la curiosité, la découverte et, cela va de soi, la fascination. Il est en vérité fascinant de la voir pratiquer des heures durant, d’observer la richesse de sa technique, sa puissance physique, son courage. La variété de plans correspond, cela va de soi, au besoin de s’adapter à l’espace, à l’énergie qui circule au moment du tournage, d’un côté, et de l’autre, aux nécessités du montage, à sa propre respiration. Nous travaillons toujours avec des optiques fixes qui nous obligent à « chercher » physiquement la distance idéale à tout moment. Par rapport au point de vue du spectacle vivant en direct, nous avons l’avantage de ne pas être confrontés au quatrième mur. Tous les angles sont possibles. C’est un travail toujours en deux temps : tournage et montage. Je crois que, même si l’on n’en est pas conscient, le travail de la caméra doit permettre, à moi tout d’abord et ensuite aux spectateurs, de découvrir des forces occultes, étant donné que le corps de Rocío opère comme une courroie de transmission entre nous et l’émotion. Beauté et émotion par le biais de la danse. Il y a une phrase de Rilke qui m’a accompagné tout au long de la réalisation du film : « Le beau n’est que le commencement du terrible, ce que tout juste nous pouvons supporter ». Je suis convaincu que c’est dans cette voie qu’il faut aller.
C.A. Si l’on le compare à Impulso, Trance représente un saut en avant de tout point de vue, depuis l’idée même jusqu’à la production.
E.B. Sans aucun doute. L’expérience d’Impulso avait été merveilleuse, mais nous voulions savoir si nous étions capables d’aller un peu plus loin dans le contrôle de la production, dans la définition du projet et, surtout, dans la dramaturgie du récit en employant de nouveaux dispositifs de tournage tels que des séquences mâtinées de fiction, des rencontres provoquées par notre intermédiaire... jusqu’au point de faire croire, au début du film, que Jorge est un musicien en déclin, ce qui est absolument faux. Le premier pas pour y parvenir a été de m’associer avec Dorian Blanc, directeur de photographie à ce moment-là, et de créer notre propre société de production, Rétroviseur Productions. C’était une pure folie de notre part de démarrer cette nouvelle étape avec un long-métrage documentaire et, qui plus est, dont la production allait coûter extrêmement cher. Les films musicaux demandent beaucoup d’argent, le son représentant un poste très important dans le budget global. Si, en plus de cela, le film nous invite à voyager autour du monde, nous sommes face à une production qui dépasse largement notre expérience, légère ou nulle à ce moment-là. Nous savions que les chances étaient minces, mais nous avons décidé d’essayer. Et après moult péripéties nous avons réalisé Trance, dans la douleur, comme on dit.
Du point de vue de la conception du film, il y a aussi une grande différence entre Impulso et Trance. Dans Impulso, nous avons à peine eu la possibilité de travailler en tête à tête avec Rocío, qui ne disposait pas de beaucoup de temps, absorbée comme elle l’était par le montage du spectacle. La force du film provient de cette contrainte : trouver la bonne distance par rapport à son corps et au processus de création. Nous n’avions pas, par ailleurs, les moyens de production nécessaires pour être avec elle quand nous le voulions, mais seulement quand nous le pouvions. Pour ce qui est de Trance, le film a été envisagé sur le long terme depuis le début, nous avons écrit un scénario, nous disposions de moyens de production adaptés et nous pouvions décider quand et dans quelles circonstances il fallait accompagner Jorge Pardo. Nous avons même développé la trame narrative et ajouté certains éléments de mise en scène propres à un film de fiction. Les deux longs-métrages sont donc similaires sur certains aspects, bien que Trance représente un pas en avant dans la conception que j’ai du cinéma documentaire et dans mon désir d’explorer un territoire cinématographique qui effacerait les frontières entre la réalité et la fiction, tout comme Rocío Molina et Jorge Pardo ont effacé les frontières du flamenco traditionnel.
C.A. De la même façon, Trance affine et intensifie le parti pris d’Impulso : personne n’apporte d’informations sur le personnage principal, dont l’identité se précise au fur et à mesure que s’enchaînent les segments composant le film.
E.B. Aucun des deux films n’est « biographique », même s’il est nécessaire et inévitable d’apporter quelques touches relatives à la vie de chacun de ces artistes. Or je cherchais un film qui ait lieu « ici et maintenant » et dont la continuité temporelle soit construite dans la table de montage. Ce choix cache en réalité une intention formelle, car il me semble qu’il existe déjà beaucoup de films biographiques sur des artistes, et peu de films qui nous font plonger directement dans l’art, la danse ou la musique.
C.A. Il y a deux autres éléments fondamentaux qui différencient Trance d’Impulso. Tout d’abord, parce que le film rend compte des difficultés que peut rencontrer un musicien d’un certain âge et avec une longue carrière dès lors qu’il cherche à se renouveler. Dans ce sens, les interventions de son manager sont très révélatrices, en même temps qu’elles apportent une touche ironique très efficace.
E.B. Tout ce que l’on voit dans le film fait ou a fait partie de la vie de Jorge Pardo à un moment ou à un autre de sa carrière, à la différence que nous l’incarnons dans le temps présent, à l’intérieur d’un récit. Les trois conversations avec le manager ont été pensées et tournées à mon initiative, à partir d’instructions très générales sur ce que nous cherchions à travers elles. Il n’y avait pas de lignes de dialogue, bien sûr, mais nous avons expliqué auparavant à Jorge et à son manager quel était le sens de la séquence que nous voulions tourner. Étant donné que tout correspondait avec la réalité de la vie de Jorge et avec la relation qu’ils entretenaient, cela a été relativement facile. Cela nous a permis aussi de nous écarter de l’hagiographie, une question qui m’obsédait et que Jorge partageait avec moi depuis le début. Ce n’est pas non plus un hasard si la relation entre Jorge et son manager s’est définitivement abîmée au cours de cette période, avant qu’ils ne conviennent d’une séparation à l’amiable. Il y a de la mise en scène dans le film pour aborder cette question, mais il y a aussi beaucoup de vérité derrière la mise en scène.
C.A.L’autre grande différence vient du fait que, dans Impulso, on ne voyait que très peu de vedettes du milieu hormis Rocío, alors que dans Trance la liste est longue : Chick Corea, Niño Josele, Javier Colina, Caramelo, Antonio Serrano, Pepe Habichuela, Antonio Lizana, Bandolero, Duquende, Rycardo Moreno, etc. Et leurs interventions sont toujours opportunes.
E.B. On pourrait regarder Impulso comme un huis clos, malgré la grande quantité d’espaces différents servant de scènes à la danse. C’est une histoire qui se développe à l’intérieur d’un groupe réduit et fermé de personnes : Rocío en tant que femme forte (sa mère et la vieille danseuse ne faisant pas partie de ce groupe) entourée d’hommes qui travaillent avec elle dans sa compagnie. Cela correspondait à l’esprit de la compagnie à cette période-là, un état d’introspection indispensable quand il s’agit d’affronter un spectacle aussi complexe queCaída del cielo. C’était un groupe très fermé, à tel point que pendant huit mois je n’ai pas croisé d’invités aux répétitions, ni aux moments décisifs de la création ni aux moments de repos. Très peu de gens avaient accès aux salles de répétition, aux voyages, aux repas du groupe...
Jorge Pardo représente l’exact opposé. C’est une comète qui traverse une infinité de galaxies musicales, un nomade dans le sens le plus pur du terme, toujours entouré de musiciens qui changent constamment. Pour approcher la vraie nature de sa musique on se doit de découvrir, d’un côté, sa facette la plus flamenco, ou la plus traditionnelle si l’on préfère, et, de l’autre, il faut se pencher sur le jazz, la musique électronique... Au cours de sa carrière, Jorge a joué avec des milliers de musiciens, des anonymes pour certains ou des vedettes pour d’autres, telles que Chick Corea ou Paco de Lucía. Notre ambition était d’être au plus près du cœur de sa musique, le flamenco-jazz, et cela suppose de tourner avec beaucoup de musiciens, afin de comprendre le chemin parcouru. C’était tout un défi de faire en sorte que Trance soit une véritable radiographie du flamenco à notre époque. Le danger était que le film devienne une simple suite de rencontres musicales, une sorte de catalogue, ce que nous avons essayé d’éviter à tout prix, même si cela n’a pas été facile. Nous savions très précisément pourquoi nous enregistrions chacun des musiciens, quel était l’aspect musical ou personnel de Jorge qu’ils allaient pouvoir mettre en avant, mais il y en avait incontestablement trop. Certains artistes importants, certaines séquences d’une grande qualité musicale ont dû être écartés, car le film sinon aurait été beaucoup plus long. En même temps, les doutes de Jorge concernant qui allait l’accompagner dans le concert final rendaient le tournage compliqué, d’autant plus que nous n’avions pas de budget prévu ou de dates arrêtées, ce qui a été notre chemin de croix en tant que producteurs, comme on peut l’apprécier dans le film.
C.A. De la même façon, et à la différence d’Impulso, on voit surgir ici des problèmes d’ordre sentimental et familial qui viennent nuancer les difficultés d’ordre professionnel. À ce sujet, je trouve particulièrement réussies les interventions de la fiancée de Jorge, qui sont très vraisemblables et très naturelles.
E.B. On aurait pu interviewer Jorge Pardo et lui demander : de quelle façon ton engagement avec la musique a-t-il eu des répercussions sur ta vie sentimentale au cours de ces quarante années de carrière ? Or cela ne m’a même pas effleuré l’esprit, car je ne voulais pas qu’il le raconte, qu’il expose ses arguments, qu’il cherche à se justifier et qu’il se perde dans les détails. Je voulais le découvrir par moi-même, me faire une idée, voire porter un jugement à partir de ce que je voyais. Je veux le découvrir à travers le cinéma. C’est tout le sens de ces séquences qui, bien que brèves, nous permettent de nous approcher sans ambages à ce qui a été une partie de sa vie. C’est un dispositif artificiel, certes, mais qui nous rapproche de la vérité. Si nous avions abordé cette question au moyen d’un entretien, nous aurions eu une image peut-être plus déformée, tout en étant plus « réelle ». Mon travail va de plus en plus vers cette frontière qui sépare la réalité et la fiction, où je tente de poser un pied de chaque côté, suivant en cela le compás du style flamenco de la bulería, où se mélangent le rythme binaire et le tertiaire, si l’on peut parler ainsi.
C.A.C’est par cette interaction entre les aspects professionnels et les aspects personnels que se dessine une personnalité singulière qui surmonte toutes sortes de difficultés, sans mettre en avant pour autant son grand atout, celui d’être le principal représentant, à l’intérieur de sa génération, du métissage du flamenco avec d’autres musiques, et plus particulièrement avec le jazz.
E.B. Nous sommes à l’évidence devant l’un des musiciens de flamenco le plus importants des quarante dernières années, et cela pour un bon nombre de raisons au-delà de celles strictement musicales. Faire du métissage un drapeau. Jorge le dit dans un moment du film : la pureté est un mélange oublié. On peut appliquer ces mots à n’importe quel domaine artistique, sans compter que cette formulation enferme une forme d’humanisme. Le mélange nous rapproche des autres. C’est ça la culture. Dans ce sens, j’estime que je réalise aussi des films engagés, bien qu’ils n’abordent pas directement les questions sociales. Quand on travaille avec Rocío Molina ou Jorge Pardo, le regard qu’ils portent sur le monde, le discours qu’ils véhiculent se placent au-delà du flamenco. C’est une quête de la vie par le biais de l’art, qui est à son tour un instrument d’une énorme puissance, puisqu’il nous rend aptes à questionner notre mémoire et notre identité.
C.A. Dans ta célébration du flamenco-jazz, tu t’es même permis de montrer des associations risquées et controversées. Je pense, par exemple, à celle des instruments à vent de Jorge en interaction avec la danse masculine (Farruquito) ou féminine (Ana Morales).
E.B. La flûte et le saxophone occupent ici la place qui est normalement dévolue au chant. C’est ainsi que Jorge joue « à la façon de » El Torta, Camarón de la Isla ou El Borrico, tous trois de très grands chanteurs. Jorge chante avec sa flûte. Étant surtout compositeur et soliste, il ne s’est pas beaucoup occupé de ce qu’on appelle « le chant de derrière », celui qui sert à accompagner les danseurs, mais il prend beaucoup de plaisir à le pratiquer. Je savais que Jorge a un vrai faible pour Farruquito et, lors d’un des tournages, nous avons eu l’occasion de les faire se rencontrer. Quant à Ana Morales, c’est moi qui ai suggéré de mélanger le saxophone à l’électronique et à la danse. Le contraste entre les deux séquences fait entendre et donne à voir l’évolution du flamenco au cours des dernières années, depuis la vision traditionnelle dans sa « plus pure » expression, jusqu’au saut dans l’inconnu des nouvelles danseuses, Rocío Molina, Patricia Guerrero ou Ana Morales. Leur proximité dans le montage final les rend encore plus stimulantes, à mon avis.
C.A. On remarque parfois que Jorge n’est pas tant le personnage principal qu’un cataliseur, allant jusqu’à poser lui-même des questions à d’autres musiciens, une fonction qui dans les documentaires revient normalement à un journaliste ou à un écrivain. Ce double, voire triple rôle est très intéressant.
E.B. Catalyseur est un terme tout à fait approprié, quelqu’un qui stimule la propagation d’un processus. C’est bien le cas de Jorge Pardo, qui n’a eu de cesse d’ouvrir de nouveaux chemins au flamenco à partir du jazz, permettant ainsi à plusieurs générations de musiciens de s’approcher du flamenco depuis toutes sortes de styles musicaux. Sa musique constitue un trait d’union très important pour notre communauté. Quel musicien de flamenco ou de jazz, en Espagne, n’a pas joué ou ne connaît pas quelqu’un qui a joué avec Jorge Pardo ? Son ombre portée musicale est extrêmement vaste. L’un de nos objectifs les plus évidents était de mettre en lumière cette caractéristique essentielle chez lui, et non seulement pour l’importance qu’elle revêt pour le flamenco, mais aussi parce que cette circulation constante parmi les musiques et les musiciens a déterminé sa façon de vivre, en perpétuel mouvement, et son regard sur le monde, ouvert, humaniste, toujours hospitalier.
D’un autre côté, son naturel face à la caméra, que ce soit quand il improvise ou quand il suit nos indications, lui permet en effet de nous aider quand on doit se pencher sur certains éléments-clés relatifs à la vie d’un artiste. Jorge est un sage. On ne trouve pas tous les jours des artistes avec une pensée d’une telle lucidité disposant, en plus, d’une telle facilité pour l’exposer clairement.
C.A. La philosophie personnelle de l’art et de la vie dont Jorge nous délecte ici prend par moments la forme d’assertions d’une grande clairvoyance, proches des maximes, à la fois humbles et fulgurantes.
E.B. Un bon nombre d’amateurs de sa musique (car il y a ici les amateurs de musique, les aficionados du flamenco et, ensuite, les fans de Jorge Pardo) me disent souvent que Jorge est un chamane qui, de par sa musique, a le pouvoir de « convoquer » les esprits, de « guérir » Il le dit lui-même dans une séquence du film, quand il soutient qu’aux origines de l’humanité, une des premières missions des musiciens était celle de guérir, qu’ils étaient des guérisseurs. L’humilité avec laquelle Jorge transmet sa conception de la musique et de l’art a été un point déterminant dans ma décision de faire un film avec lui. Autant que sa musique, oserai-je dire. Et a fortiori s’agissant, comme je viens de le dire, de quelqu’un qui a une facilité particulière pour exposer clairement sa pensée. Jorge joue comme il vit et vit comme il pense. J’ai déjà signalé que les voix off ont été pressées au maximum afin d’en extraire toute leur force et de pouvoir avoir recours à elles à propos des sujets dont il était progressivement question. Elles sont extrêmement écrites, mais elles ont gardé ce naturel qui est si propre à Jorge.
C.A. On devine que vous avez tourné beaucoup plus de matériel que celui proposé dans le montage définitif. À quel motif obéit ce choix ? Penses-tu qu’il était indispensable de procéder ainsi ?
E.B. J’adore filmer. Je me sens vivant, je me sens présent, parfois utile, libre des attachements de la vie quotidienne et participant à la beauté qui m’entoure. C’est une très belle aventure. Dès lors que le moment de tourner arrive, ma « pensée » visuelle doit être en éveil, loin de la léthargie quotidienne consistant à monter des dossiers et à trouver de quoi financer un film pendant des mois, parfois des années, au lieu d’être derrière la caméra, ce qui est très frustrant. Alors, le moment venu, il faut filmer. Dans la joie ou la souffrance, mais en prenant sa revanche, en jouant comme un enfant le ferait, même s’il faut affronter d’autres contraintes relatives à la construction du film ou à sa production, dont je dois relever le défi et que je ne fuis pas.
D’une façon plus prosaïque, les premiers tournages de Trance devaient surtout nous servir à monter un court teaser faisant partie d’un dossier destiné à trouver des fonds pour réaliser le film. Nous avons ainsi commencé à aller à Madrid, en Andalousie, en suivant les pas de Jorge Pardo. Ces moments ont été l’occasion de mieux nous connaître, de transiter par les espaces où Jorge évoluait, d’appréhender sa façon d’agir, de réfléchir aux dispositifs que nous allions employer pendant le tournage et à les tester. Cela revient à se « connaître » en filmant, à évaluer les distances, entre nous en tant qu’équipe de tournage, et entre Jorge et la caméra. Au bout d’un temps, nous nous sommes aperçus que non seulement Jorge dévoilait de plus en plus d’aspects de sa vie, mais aussi que nous étions déjà en train de tourner un film sans le vouloir. C’est alors qu’est apparue l’idée du concert final, qui m’a servi à ranger un peu dans ma tête tout ce que nous avions déjà filmé et nous a donné un délai d’au moins un an pour mettre sur rails le projet. Pendant cette période, beaucoup de choses vont se passer, toute une année pendant laquelle je ne veux pas et je ne peux pas perdre ma connexion physique et mentale avec Jorge, cet état émotionnel dont nous avons besoin, lui et nous, pour rester motivés et continuer à croire à notre histoire. Ce sont beaucoup de voyages et beaucoup d’artistes. En plus, lors de chaque tournage nous filmons énormément, à la recherche de nouvelles pistes pour la réalisation, nous laissant porter ou proposant de nouvelles séquences à Jorge, dérivant doucement vers la fiction, si l’on peut l’appeler comme ça, et espérant nous surprendre nous-mêmes à chaque fois que nous branchons la caméra. Pourquoi avoir enregistré presque entièrement une vingtaine de concerts de Jorge ? Parce que nous cherchions la distance idéale où placer notre caméra (et que nous ne pouvions pas trouver sur toutes les scènes), le moment décisif où le mouvement de la caméra épouse la musique, le lieu parfait avec les musiciens appropriés et la variété d’instruments souhaitée, reflet de la versatilité artistique de Jorge Pardo et du flamenco actuel. Car il ne faut pas oublier que cette versatilité découle en grande partie du travail de Jorge, puisqu’il a été, avec sa flûte et son saxophone, le premier à introduire les instruments à vent dans le flamenco.
On tournait parfois avec des artistes qui étaient censés jouer lors du concert final, mais qui n’en feraient pas partie, on en cherchait d’autres tout en jonglant avec les éventuelles dates, les lieux possibles. L’organisation du concert a sans doute été l’aspect le plus laborieux du film, car nous ne disposions pas de budget, Jorge hésitait sur les musiciens qu’il voulait inviter, sur le moment, le lieu, des questions sur lesquelles nous n’avions aucun pouvoir de décision. C’est toute une logistique qu’il faut préparer avec beaucoup de temps à l’avance et, même si nous comptions sur la collaboration du manager, tout a été extrêmement compliqué, ce qui a allongé à la fois le temps de tournage et le nombre d’artistes enregistrés, déjà assez conséquent au départ. Cela a été notre petit Apocalypse Now et j’espère ne plus jamais devoir me trouver confronté à un tel volume d’images et de personnages, quoique je dois avouer que chaque tournage a été un véritable plaisir pour l’aficionado que je suis. Une expérience vitale unique qui explique pourquoi je fais du cinéma documentaire.
C.A. Je trouve admirable que tu aies eu recours à la sublimation poétique du discours pour clore le film d’une façon circulaire, avec le très beau rêve de Jorge du concert sur la Lune.
E.B. Lors de chaque tournage j’interrogeais Jorge sur ses rêves, la dimension onirique dans les films et les personnages m’intéressant grandement. Il m’a avoué qu’il rêvait très souvent de Paco de Lucía depuis qu’il était décédé, que c’étaient des rêves très frappants mais qui ne le tourmentaient pas, car ils ressemblaient à une conversation entre deux mondes. Dès qu’il m’a parlé du rêve de l’avion, je me suis dit : le voilà. Il nous l’a raconté pendant une interview et nous l’avons réenregistré pendant la postproduction à Paris. Le concert, la Lune. Au début, ce n’était pas clair pour moi. J’hésitais entre tourner une séquence onirique ou l’utiliser autrement, comme cela a été finalement le cas. Nous sommes parvenus, encore, à jouer avec les différents sens du mot : un rêve pendant la nuit qui devient le rêve d’un concert et qui se termine comme le rêve d’un concert impossible, tandis que le geste de victoire de Jorge dans la dernière image du film, avant les crédits, laisse entendre que cela aurait pu avoir lieu, que c’était réalisable. C’est un joli jeu de miroirs qui s’est mis en place pendant le tournage, le genre d’idée que l’on ne cherche pas, mais que l’on trouve en jouant avec la force aimantée des images au moment du montage. Il s’agit juste d’un clin d’œil mais qui, pour moi, donne tout son sens à la plupart des réflexions de Jorge au cours du film. C’est poétique, mais pas forcé. À la fin, on peut regarder le film comme un rêve flamenco, le rêve d’une vie de bohème, le rêve d’un concert sur la Lune. Et Paco de Lucía, comme l’ombre qui plane sur nous tous.
Madrid-Paris, 2022
"Voici ce que pensent les hommes en tout temps et en tous lieux, je n’en suis pas à l’origine,
Si ces pensées ne sont pas à toi autant qu’à moi, elles ne valent rien ou quasiment rien,
Si elles ne renferment pas tout, elle ne valent rien,
Si elles ne sont pas l’énigme et la clé de l’énigme, elles ne valent rien,
Si elles ne sont pas aussi familières qu’elles sont étrangères, elles ne valent rien.
Voici l’herbe qui pousse partout où il y a de la terre et de l’eau, Voici l’air ordinaire qui bagne notre globe."
Feuilles d’herbes, Walt Whitman (traduction d’Éric Athenot)
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