Les rushes de Trance et le jaguar de Borges

L’un des plus beaux contes de Borges, La escritura del dios (L’écriture du Dieu), traite d’un prêtre-magicien aztèque enfermé à vie par les conquérants espagnols dans une prison avec un jaguar, et de sa quête obsessionnelle d’une formule secrète qu’il imagine cachée dans les rayures du félin. Une formule de quatorze mots qui donnerait accès à la connaissance de l’ordre de l’univers et pourrait le libérer de sa captivité. Le prêtre passera des longues années à déchiffrer les taches du jaguar, cherchant un sens occulte dans le labyrinthe des rayures et des taches.

Je pense à Tzinacán, le prêtre protagoniste du conte, quand je me retrouve devant l’intégralité des rushes de TRANCE pour la première fois, à l’été 2019. Ce sont plus de 200 heures d’images et sons enregistrés au cours de 50 jours de tournage qui s’étalent sur un an et demi. Je n’ai jamais eu à faire à un volume de données si important. Je reste convaincu que dans ce dédale de rayures-images-sons se trouve forcement un ordre qui révélera le film. Je me sens aussi seul pour la première fois depuis le début du projet. La co-scénariste, le producteur, le chef opérateur, l’ingénieur du son, les personnages, ne sont plus là, et le monteur, Matthieu Lambourion, n’est pas encore arrivé, même si nous sommes en contact régulièrement par téléphone. Le début du montage est prévu début Novembre. Il est l’heure de dérusher mais les problèmes vont commencer très vite.

J’ai à ma disposition un ordinateur Macintosh portable et pas moins de 25 disques durs avec un ou deux To de capacité de stockage chacun où sont enregistrées toutes les données. En tout près de 30 To de poids, ce qui est considérable. Chaque bloc de tournage (entre 1 et 5 jours) occupe un ou deux disques. Et dans chaque disque se trouvent, classées par jour, les images filmées par nos deux caméras, SONY FS7 (caméra principale) et SONY A7III (caméra secondaire), ainsi que les fichiers son. Des milliers de clips (plans tournés et extraits sonores) à étudier. Mon producteur possède également une copie des donnés chez lui. On aurait souhaité centraliser l’ensemble du tournage sur une seule tour de stockage mais le prix est trop élevé, il faudra attendre.

La première chose dont je m’aperçois est que mon ordinateur est incapable de lire directement les rushes des images, toutes en 4K, qui sont trop lourdes. Ce n’est pas une surprise, je m’y attendais un peu. Nous n’avons pas encore démarré le transcodage (conversion) des rushes vers des fichiers plus légers (proxys) avec lesquels nous monterons le film, sur le logiciel AVID, pour repointer (relier) ensuite le montage définitif vers le rushes natives avant l’étalonnage. C’est un chemin classique. Pour dérusher je serai donc obligé de transcoder une première fois les lourds rushes avec le logiciel de montage FINAL CUT (que je maitrise, contrairement à AVID). Ceci me permettra de visionner et écouter l’ensemble, mais aussi de monter moi même des petites séquences intermédiaires qui me serviront à sentir la respiration du film, et que je pourrais ensuite partager avec les co-producteurs, le monteur... de quoi se donner du courage avant l’apnée du montage.

C’est donc une première approche du montage que je fais en parallèle du dérushage. Parmi ces tests de montage on trouvera des versions de séquences qui seront dans le film, d’autres qui ne seront pas intégrées dans le final cut (version définitive), des extraits d’interviews, des premières versions des bandes d’annonces... Voici deux exemples de séquences montées pendant l’étape du dérushage. Il s’agit d’un teaser et d’un extrait musical de la balance son d’un concert enregistré le deuxième jour de tournage, en janvier 2018 :

https://vimeo.com/674092224/defe6bac0e

https://vimeo.com/674090304/0b6625ef39

De ce deuxième jour de tournage rien ne sera retenu dans la version finale de TRANCE. J’ai toujours procédé ainsi. Jouer avec les rushes jusqu’à sentir le fourmillement du montage dans ma tête, la forme encore cachée mais qui se devine dans la matière. L’art est un jeu, a écrit le grand poète espagnol Antonio Machado. Et ce jeu sera mon seul plaisir pendant cette étape qui va se révéler particulièrement dure.

Le processus de transcodage des rushes chez moi est très long et semé de problèmes techniques. En plus du temps que ça prend, jusqu’à une heure pour convertir une heure de rushes, l’ordinateur plante souvent et je suis obligé de recommencer. D’autres fois le clip d’une carte apparaît comme transcodé alors qu’en réalité le logiciel n’a converti qu’une partie du clip. J’essaie de réaliser ces opérations la nuit, et chaque matin c’est un peu la surprise : parfois ça marche, parfois non, et quand il y a un doute... je refais. Autant dire que j’avance très lentement. Malgré notre motivation, pour Dorian et moi TRANCE est le premier projet de notre société de production et nous découvrons et improvisons au fur et à mesure que les situations se présentent. Nous avons du mal à anticiper. Dorian répète sans cesse: avec ce film nous allons laisser des plumes, mais ça ira mieux après. Les choses devraient effectivement s’améliorer avec les prochains versements des aides obtenues, qui se font attendre, et plus tard, au moment du montage, quand nous serons hébergés par notre ami Nicolas Ouvrard, chef de post-production à la société Dum Dum Films, à Paris.

Je retiens tout de même une belle leçon de cette expérience: quoi qu’il en coûte, ne pas dérusher avant que TOUS les rushes soient à disposition. Ça paraît évident mais à ce moment là on se dit que malgré tout on avance. This train needs timber ! (Ce train a besoin du bois ! https://www.youtube.com/watch?v=UlVoZgM4fgI.) J’ai l’impression de voyager dans le train des frères Marx mais curieusement ça ne me fait pas rire.

Je démarre le dérushage dans l’ordre de tournage : premier jour (J1), J2, J3... Le son n’est pas synchronisé avec l’image mais nous avions pris soin d’envoyer par HF une piste de la mixette d’enregistrement son vers la caméra. Donc le son des clips est bon... quand la liaison marche. Parfois le récepteur ou l’émetteur ont lâché par manque de piles sans que l’on s’en aperçoive et il n’y a plus ce son de qualité associé à l’image. Alors je fais avec le son témoin de la caméra, ce qui m’empêche de juger correctement la qualité des rushes. On verra plus tard, je me dis à chaque fois. Sur la deuxième caméra je n’ai que le son témoin. Je ne synchronise pas les caméras avec le son sur mon logiciel parce que ça fait souvent planter l’ordinateur et rallonge encore plus le processus. Mais il m’arrive de m’arrêter une demie journée, ou une journée, pour le faire quand les rushes me semblent importants ou si je décide de monter une séquence. Heureusement, Arnaud Marten et Julio Cuspineda, les deux ingénieurs du son qui se sont relayés sur le tournage, ont fait un travail exceptionnel. Nous avons, en principe, un son de très bonne qualité sur la quasi totalité des plans. Condition nécessaire (mais pas suffisante) pour un film ou la musique est placée au coeur du récit.

Je travaille avec un cahier où je prends des notes sur chaque jour de tournage. Je visionne chaque clip de chaque carte de chaque caméra (sauf quelques concerts dont je sais déjà qu’ils ne seront pas dans le film, ou, exceptionnellement, des parties que je préfère regarder plus tard) mais je ne note pas tout ce que je vois. Mon arborescence écrite commence avec le jour (ex. J12) et va vers la caméra (ex. CAM A7), ensuite la carte (ex. C3), et finalement le Time Code (TC) si le clip est long, pour se repérer facilement à l’intérieur. Nous avons des clips de quelques secondes et d’autres qui font plusieurs minutes. Nous avons beaucoup tourné en continu, sans arrêter l’enregistrement, donc le TC est nécessaire pour trouver le bon plan dans un clip de dix minute par exemple lors d’un concert.

Dans les rushes, je m’intéresse à tout ce qui me semble curieux, important, ou nécessaire au film. Mes notes contiennent des commentaires sur les cadres, sur les personnages et leurs gestes ou leurs déplacements, les sourires, les paroles bien sûr, mais aussi des références à d’autres plans, à d’autres films, à des séquences que j’imagine déjà. J’emploie parfois un jargon propre à moi, comme « un plan kurosawa» ou « un cadre coltrane » et je mélange des notes en espagnol et en français. J’utilise

des codes de couleurs selon les dialogues, les plans à l’épaule ou sur pied, les focales utilisées, l’importance des propos ou le style de musique joué (le choix du morceau, rythmé ou pas, festif ou solennel, tant à la flûte comme au saxophone de Jorge, deviendra plus tard un gros enjeux du montage). Je rajoute souvent une impression générale de chaque carte comme conclusion : à revoir, rien à en tirer, très bonne... Je ne suis pas systématique: mon cahier est une jolie pagaille, j’avoue, mais dans laquelle je me retrouve. Par contre, ils sont illisibles pour quelqu’un d’autre que moi. Je note, mais avant tout, je regarde et j’écoute, parfois plusieurs fois les mêmes images.

Avant cette étape j’ai déjà visionné une partie importante des rushes ; parfois pendant le tournage, pour m’assurer d’avoir dans la boîte ce qu’on était venus chercher, et toujours après chaque voyage pour vérifier qu’aucune carte n’a été oubliée au moment du déchargement et pour me rassurer sur la bonne direction du film et modifier des choses sur le dispositif du tournage d’après si besoin. Parmi les centaines de cartes qui ont été enregistrées pendant un an et demie nous en avons perdu une seule.

La notation des rushes est un complément à ma mémoire et un guide pour répondre aux questions que le monteur me posera plus tard. Le cahier de rushes est un canal de communication avec lui, même s’il ne lira pas mon rapport. C’est aussi une question d’efficacité, de temps, quand il faut trouver des images rapidement. Ma mémoire de tournage et du dérushage est plutôt très bonne. Arrivé en salle de montage je sais d’habitude quels moments de chaque jour m’intéressent. J’ignore, évidement, lesquels seront gardés ni dans quel ordre mais le labyrinthe a déjà rétrécit son périmètre. J’ai appris avec le temps à utiliser le cahier de dérushage, à comprendre qu’il pouvait être non seulement un outil pratique mais qu’il pouvait m’aider à developper ma réflexion sur le montage à venir et ouvrir le champ des possibilités. Mais ça n’a pas toujours été le cas et pendant longtemps j’ai travaillé de façon plus libre, sur la base d’une relation avec les rushes de corps-à-corps, du temps quasi exclusivement passé devant l’écran, avec le défi de tout faire rentrer (et que ça reste) dans ma mémoire visuelle, sans l’intermédiaire de l’écriture.

En 2008 j’avais tourné et monté seul mon premier film diffusé sur une chaîne, ABARÉ. Le film est un voyage au coeur de l’Amazonie brésilienne sur un bateau-hôpital qui vient en aide à des communauté isolées. J’avais tourné pendant 1 mois et demi trois voyages différents pour après reconstituer en montage un seul voyage sur le fleuve Tapajós. J’avais ramené plus d’une centaine de cassettes avec ma vieille caméra SONY-PD150 et mon microphone hypercardioïde Sennheisser (microphone très directionnel qui nous accompagne encore aujourd’hui sur les tournages). J’avais monté le film sur une petite tour Macintosh. Le montage d’ABARÉ a duré un an et je garde un souvenir exceptionnel de cette immersion dans la langue brésilienne, les personnages, les villages, la nature. Je n’avais pas noté les rushes, j’avais commencé immédiatement à classer les images dans des chutiers (les dossiers dans le logiciel de montage) et à monter des plans, à les frotter les uns contre les autres. Dérusher et monter se superposaient.

Au bout de six mois je connaissais les rushes par coeur, et quand je n’arrivais pas a trouver un plan dont j’avais besoin et que j’avais vu passer quelque part, c’était un vrai plaisir de flâner au milieu des images pour le retrouver. J’avais le temps, même si à l’époque je travaillais deux fois par semaine comme cadreur pour une petite chaîne régionale de cuyo nombre no quiero acordame (dont je ne veux pas me rappeler le nom), comme dirait Cervantes. Aucun montage ne m’a procuré autant de plaisir. Je passais des nuits entières devant les rushes, cherchant à me surprendre avec quelque chose d’inattendu, faisant et détruisant ce qui avait été fait la veille pour recommencer. Cette capacité à se surprendre est l’une des clés de l’activité artistique. Découvrir et non décrire, comme un enfant découvre le monde, soulignait très justement le cinéaste Tarkovski. Quand au bout d’un an je suis parvenu à la forme du film j’ai encore passé plusieurs semaines à le peaufiner, nonchalamment. Le film a été sélectionné au Festival International de cinéma de São Paulo et plus tard acheté par la chaîne ARTE qui a décidé de couper deux séquences essentielles, jugées non appropriées pour l’heure de diffusion. Mais cela est une autre histoire, qui sera contée une autre fois...

J’ai toujours gardé un peu de cette approche autodidacte et plus sauvage aux rushes. Je suis toujours tiraillé entre le besoin de systématiser la charge monumentale de travail qui consiste à noter les images et le désir de me laisser porter par mon intuition, de rester encore un peu caché dans le jaguar de rushes. J’aime cette période d’attente, d’observation, accroupi, où je me sens libre devant les images, avant d’être saisi par l’obsession du récit, qui ne me quittera plus jusqu’au dernier jour du montage. Convive com teus poemas, antes de escrevê-los (Vis avec tes poèmes avant de les écrire, disait le poète brésilien Carlos Drummond de Andrade). Avant de penser à une structure vis avec tes rushes.

Le dérushage de TRANCE prendra un peu plus de deux mois où, malheureusement, je ne ferai pas que ça. Ainsi comme les tournages qui se déroulent loin de chez soi permettent une vraie immersion professionnelle et artistique dans le film (seul ou en équipe, mais loin des proches et de problèmes quotidiens), les phases de montage et post-production ont lieu souvent près de chez soi. Et je ne suis pas seul avec un jaguar comme le sorcier aztèque de Borges (dont je n’envie nullement par ailleurs la destinée). J’aimerais rentrer dans une phase « d’hivernation », m’isoler de tout et de tous pour mieux me concentrer mais pendant deux mois, outre les problèmes techniques évoqués qui ralentissent mon planning et génèrent du stress, je dois gérer ma vie familiale, avec trois enfants entre 3 et 9 ans, et une compagne médecin qui travaille sans relâche et qui a, d’ailleurs, un vrai travail.

J’ai du mal à trouver le espace-temps de réflexion nécessaire qui précède l’état fiévreux (le désir du film c’est ça aussi) où toute mon attention se focalisera sur une seule chose : la construction du film. Je dois également trouver le temps de digérer les séances de visionnage lors de mes promenades, sans oublier la gestion des émotions : pas trop exulter les jours ou ça va bien, ni déprimer quand les images sont décevantes, parce que mon entourage ne peut pas comprendre et ne doit pas les subir. Il faut garder en tête un principe clair, et s’y tenir : s’il y a de la beauté dans les rushes, un beau film est possible. Il nous appartient de le dévoiler.

Les rushes sont un beau labyrinthe, fini mais sans limites, avec ses trompe-l’oeil, ses chemins qui mènent nulle part et son lot d’échecs. On cherche et on pense un chemin pour le faire exister. Étudier les images, les observer calmement en essayant de saisir ce qu’elles sont en commun les unes avec les autres, ce qui les distingue aussi, mémoriser autant que possible ces rapports jusqu’à trouver le fil d’Ariane qui nous conduira au film qu’on voulait faire... ou à un film différent, parce que les rushes, eux, sont parfois têtus et ne se laissent pas faire. On commence donc, petit à petit, ce travail de Sisyphe, et on reste surtout à l’écoute des rushes et ce qu’ils ont à nous apprendre.

La question sur la quantité de rush filmés est légitime. Est-ce vraiment nécessaire de tourner autant ? Selon moi c’est une question qu’on pourra trancher une fois le film fini, pas avant. Ça va dépendre évidement du réalisateur et du sujet abordé, et en définitive tout est question de temps et/ou de moyens. Pour le bouleversant The Act of Killling, de Joshua Oppenheimer, plus de mille heures de rush avaient été enregistrés au cour de 5 ans de tournage, et le film a nécessité de deux monteurs pendant presque trois ans pour arriver à la version qu’on connait. Et je n’ose même pas imaginer combien d’heures avait tourné le cinéaste chinois Wang Bing pour son monumental À l’ouest de rails...

Je suis confronté à deux types de clips distincts: musicales ou non. Avec les rushes musicaux la première difficulté est que je ne dispose pas toujours d’un rough mix (un premier mix de toutes les pistes son enregistrées, un aperçu de qualité). Et je ne peux pas juger un morceau joué si le son n’est pas bon, impossible. L’ingénieur du son Arnaud Marten a accepté de nous fournir ces rough mix mais étant parti sur d’autres tournages, ils arrivent au compte-goutes. La bonne nouvelle est que ceux dont je dispose révèlent déjà un très beau travail de sa part. La musique est par ailleurs exceptionnelle.

Les rushes des images sont aussi très bons, énorme travail de Nicolas Contant, chef opérateur. Le point sur les plans est assuré presque partout (ce qui est digne d’être souligné dans un documentaire), l’exposition des images toujours juste et la quête de la beauté est toujours présente, telle qu’on l’a martelée pendant le tournage. Je regarde les images en S-log (profil de colorimétrie qui enregistre les images délavées, pour aller chercher plus tard une plus grande latitude en lumière et couleurs lors de l’étalonnage) et je les trouve déjà très belles, c’est plutôt bon signe. Il y a des passages improvisés, un peu de cinéma direct, des mises en scène du personnage principal, des recherches plus poétiques. Un bel ensemble pour travailler avec comme on pétrit le pain.

Sur les séquences musicales (en concert, dans les fêtes ou mises en scène par nous mêmes) le choix sera compliqué et le travail long. Je suis à la recherche de longs plans-séquence, tournés à la main au bon moment, c’est à dire la confluence entre le moment de transe musicale et le bon geste à la caméra : la bonne focale, le bon mouvement avec le bon cadrage. Ce sont des instants de temps suspendu, de transe.

Je fais particulièrement attention à noter les rushes des fêtes improvisées, longs de plusieurs heures et tournés à deux caméras. Des moments rares, précieux, qui dévoilent la vraie nature du flamenco : la mémoire, le partage et l’émotion (un chanteur de flamenco ne chante pas : il se souvient). Les rushes de trois discussions entre Jorge Pardo et son manager sont aussi très importants parce que ces échanges sont le moteur de la progression du personnage et de ses motivations. Les interviews de Jorge Pardo sont par contre incomplètes, il faudra surement en faire une dernière interview plus tard. Elles seront la base de la voix off pendant le montage, mais je pense déjà que la voix off définitive sera enregistrée par Jorge une fois le montage image fini.

Je constate que l’ambiance de confiance qui régnait sur le tournage, devant et derrière la caméra, se reflète dans les rushes. Jorge Pardo est un personnage magnétique, vrai dans toutes les situations : dans la parole, le rire, et naturellement la musique. Certes, sur les rushes des trois premiers mois de tournage on tâtonne. Le film n’est pas là, le projet de concert final ainsi que la promesse faite au spectateur ne sont pas encore apparus. Nicolas Contant n’est pas arrivé sur le tournage pour tenir les reins de la photographie, ni Arnaud Marten les manettes du son. Dans ces tout premiers voyages Dorian Blanc (producteur) et moi sommes tout seuls à gérer l’image et le son (nous avions récupéré tant bien que mal les enregistrements des concerts par pistes séparées auprès des techniciens sur place). Les inter-actionnes entre les personnages-artistes ne sont pas encore très claires, oscillant entre la discussion et l’interview. Le regard de Jorge ne se pose pas comme je le souhaite... L’ensemble est plutôt bon techniquement, mais pas cohérent pour un film qui se veut « cinématographique » (je reviendrai sur ce mot qui crée la polémique).

Néanmoins ces premières semaines furent un temps privilégié où Jorge et moi avons appris à nous connaître et nous ont permis d’installer une relation de respect et de complicité. L’arrivée de Nicolas et Arnaud sur le projet vers le mois de avril 2018 se fait au même moment que notre décision de tracer un fil conducteur pour notre protagoniste : l’organisation du grand concert de TRANCE. Les mises en scène apparaissent dans les rushes, le dispositif à deux caméras est mis en place et fonctionne très bien, j’ai beaucoup plus de temps pour discuter avec les personnages, les tournages ne cherchent plus «un suivi» du personnage mais tentent à chaque fois de construire un récit et les artistes et les concerts que nous choisissons de filmer me semblent beaucoup plus logiques. Je constate par contre l’un des problèmes majeurs qu’on retrouvera en montage: nous avons filmé beaucoup d’artistes, trop. Un tri, impossible pour moi d’imaginer au moment du dérushage, sera nécessaire.

La date du début du montage approche et j’ai seulement dérushé environ 75 % du total... J’ai des sentiments contradictoires, comme toujours. Je ne pense pas trop à la structure globale mais toujours aux infinies rayures des milliers de clips et à cette musique que j’aime autant, aux archives impressionnantes que nous avons constituées. Je me prépare à défendre mon point de vue face au monteur, à le séduire avec mon enthousiasme, à l’écouter pour mieux séparer la réalité des rushes de mes rêves (mais je me dis que je ne dois pas arrêter de rêver), je pense à m’appuyer sur Matthieu pour aborder cette phase capitale qu’est le montage. Pourtant je sais que, à terme, le besoin de construire une structure sera bénéfique : il m’obligera à me dépasser et, je l’espère, ce dépassement me conduira à la surprise, à la découverte.

Je ressens aussi la responsabilité de faire un film « très flamenco », en accord avec l’idée qui guide mon travail depuis 2015: réaliser une trilogie, La Pierre et le Centre, sur le flamenco de nos jours à travers les plus grands artistes, et au delà, s’interroger sur les mécanismes de la création artistique et les rapports des hommes et des femmes à la culture. Je pars en montage avec une prémisse très claire : le fil conducteur de TRANCE sera d’ordre musical. Beaucoup de surprises m’attendent encore.

"Les documentaires, c’est l’enfer. D’abord on ne vous donne pas l’argent, ensuite personne ne va les voir, et enfin cela prend un temps considérable."

Louis Malle

belmonte.emilio@gmail.com