LES EAUX INTERDITES.

Elles sont posées au sol, sous mes yeux. Il y en a plusieurs centaines, dans un désordre absolu. On peut à peine marcher sur la mezzanine, de peur de les écraser. Les rayons du soleil à travers les volets font briller les boîtes en plastique. Ma fille de 14 ans me demande : comment tu dis que ça s’appelle?

– J’appelle ça ma mémoire.

– Non, papa, sérieux... Comment tu as dit ?

– Ce sont des cassettes mini DV... bref, des cassettes. C’est un support où on enregistrait les images avant qu’il y ait des cartes mémoire, comme celles de ton appareil photo.

Ma fille écarquille les yeux et se glisse entre deux piles. Elle prend une cassette, la retourne dans tous les sens, délicatement. Elle me sourit.

– C’est génial de les avoir gardées tout ce temps. Tu en as beaucoup quand même.

– C’est pour ça que je t’ai demandé de m’aider. On va trier celles où c’est marqué «Europa» ou «Les eaux interdites». Ce sont les images de mon premier documentaire.

Je n’ose pas poser mon regard trop longtemps sur les cassettes. Je suis assis par terre, désorienté, perdu au milieu d’un champ de rêves, certains accomplis, d’autres, échoués. Une vie faite de rêves de films. Je me sens envahi par une poussée d’anxiété, que je tente de cacher à ma fille. Je me concentre sur le chant du merle, dans les arbres derrière la fenêtre. Je le cherche des yeux, mais il est invisible.

– Et tu l’as fait quand, ce film ? C’était sur quoi ?

Mon regard se tourne de nouveau vers ma fille. Comment lui dire ce que je ressens devant ces cassettes ? Comment choisir les mots appropriés pour son âge?

– Je t’ai déjà raconté, Amaya... Je l’ai tourné avec un ami il y a 25 ans, en Espagne, sur des travailleurs migrants exploités sous les serres, tu sais ce qu’est une serre, pas vrai ?. Dedans, on produisait des légumes pour toute l’Europe. La situation n’a pas beaucoup changé, d’ailleurs... Beaucoup de gens se sont enrichis sur le dos de ces hommes, presque tous africains, et aujourd’hui ce coin d’Andalousie est devenu un bastion de l’extrême droite... c’est le monde à l’envers… Bon, on y va ? On en a pour un moment. Si tu ne comprends pas ce qui est écrit dessus, tu me demandes, OK ?

– OK, il y en a combien ?

– Des cassettes de ce film ? Je ne sais pas… 25 ? 30 ? On verra bien ce qu’on trouve. Regarde si c’est écrit MASTER sur la cassette, ce sont des copies du film déjà monté.

Et le tri commence. Chaque cassette que je prends dans mes mains me renvoie à un film different, puis aux circonstances dans lesquelles il a été tourné. Mes premières années documentaires, chaotiques, défilent pêle-mêle : les migrants en Espagne, la mission jésuite en Inde, ma mère, le bateau flottant en Amazonie, les survivants d’Auschwitz… C’est comme si ma jeunesse s’était égaré dans ces bandes étalées sur le parquet. Un poète a écrit : « vivre est facile, mais il est ardu de survivre au vécu ». Je suis assailli de souvenirs, pour certains douloureux. C’est un procès sur mon choix de vie qui a lieu ce matin, dont ces archives témoignent, et je me sens à la fois juge et accusé.

– Et tu vas faire quoi avec ?

– On va les numériser. Tu vois cette grosse machine, là ? C’est un vieux lecteur de cassettes. Je vais l’allumer, puis tenter de le connecter à l’ordinateur et copier les cassettes dans un disque dur pour pouvoir visionner les images. C’est ça, numériser.

– Et après ? Pourquoi tu veux faire ça ? Je pourrai voir après les images avec toi ?

Je ne réponds pas tout de suite, je viens de retrouver une première cassette marquée EUROPA… C’était en 1999, sous le soleil d’hiver de ma ville natale, Almería, en Andalousie, que le film a été tourné. Bien avant, dans les années 80, aux côtés de mon grand-père, paysan, j’avais été témoin de l’arrivée des premières serres avec la monoculture, les pesticides, la disparition des oiseaux, des figuiers… un monde agricole transformé au nom du rendement. Un miracle économique, disait-on dans la presse locale. C’est donc là que je suis retourné pour mon premier tournage en 1999. Je savais que la mer de serres en plastique n’avait pas cessé de croître, tout comme la xénophobie de la population. Ce mois-là de décembre, en 1999, le vent soufflait très fort près des plages. On roulait pendant des heures sur des chemins de poussière, dans la vieille voiture d’Ahmed (notre traducteur d’arabe et notre Virgile), toujours plus loin dans le labyrinthe des serres, plus loin dans notre désir de film. Je me souviens aussi de l’opposition de mon père lorsque je lui avais expliqué notre projet documentaire: Tu ne comprends plus rien d’ici, trouve-toi un vrai travail en France, fais quelque chose d’utile, mais ne trahis pas les tiens.

– Papa... Tu vas faire quoi après ?

– Après les avoir numérisées, tu veux dire ? Écoute… On va les regarder ensemble si tu veux. J’ai l’intention de retourner là-bas pour chercher les hommes que j’ai filmés. J’aimerais faire un nouveau film qui mélange les images d’archive avec celles d’aujourd’hui.

– Mais un film comment ? Et si tu ne les trouves pas ?

Pendant trois semaines, on a découvert les campements de fortune, cachés dans le dédale des chemins poussiéreux, où des milliers d’hommes (il n’y avait quasiment pas de femmes à l’époque) tentaient de survivre comme travailleurs occasionnels. Des hommes désespérés, humiliés, enragés. Ils nous prenaient, mon ami et moi, pour des journalistes. Ils nous parlaient en espagnol, en français, en arabe. Ils témoignaient de leur traversée des eaux interdites de la Méditerranée, leurs conditions de vie, l’espoir de leurs familles laissées en Afrique et l’impossibilité de retourner chez eux les mains vides. Certains croyaient encore au rêve d’une vie meilleure en Europe, d’autres étaient terrassés par le désespoir. Beaucoup croyaient que notre film pouvait les aider. Mais on n’était pas des journalistes. On avait vingt deux ans. On voulait faire du cinéma, changer les choses. C’était notre rêve à nous.

– Papa ! Réponds-moi ! Comment tu vas les retrouver ? Et qu’est-ce que tu feras après ?

Je ne sais pas quoi répondre, je me sens angoissé, je n’entends plus le merle, j’ai la tête qui tourne un peu. Nos images reflétaient la fébrilité du tournage, l’urgence ressentie par les hommes que nous avions rencontrés. De retour à Paris, sans les contacts nécessaires dans le milieu audiovisuel, le film, monté par nous-mêmes sur un petit ordinateur, est resté dans un tiroir, à l’exception de quelques projections modestes, tel un cri étouffé. On ne connaissait pas ni les responsables de chaines (que pouvaient-ils faire de toute façon avec un premier film comme le nôtre…?) ni les festivals, ni les circuits alternatifs où le présenter. On appelait des sociétés de production, mais personne ne voulait d’un film déjà tourné, avec des défauts techniques, un film parlant d’un sujet qui semblait lointain. Ces hommes n’existaient pas, en vérité. Pourtant, ils nous avaient offert une parole précieuse, et pendant des années je me suis interrogé… Avions-nous fait tout notre possible ? Qui avais-je trahi, finalement ?

– Je ne sais pas encore, Amaya, comment je vais m’y prendre... Mais c’est une question de mémoire, la mienne, la leur. Une mémoire qui me lie à ces hommes, comme une épave que je voudrais remonter à la surface. Est-ce qu’ils vivent toujours là-bas? Est-ce qu’ils sont vivants ou se souviennent du tournage ? Je me suis posé mille fois ces questions… Ahmed, Moustapha, et l’homme du fauteuil rouge… Je veux retourner au village où le tournage s’est déroulé, même si j’ai peur, tu comprends ? Mais d’abord, on va trier ces cassettes et tenter de les lire, si elles ne sont pas complètement abimées par le temps. C’est déjà pas mal, tu crois pas ?

Ma fille hoche la tête et continue le tri. Le film, d’environ 30 minutes, était fragmenté en 4 parties. Ce n’était pas du cinéma « directe » ni du cinéma « écrit ». Expérimental et engagé, il voulait ressembler à l’expérience que nous avions vécue : un coup de fouet du sable au visage, un ovni documentaire. La fin du documentaire était un long plan séquence de 8 ou 9 minutes, tourné en centre-ville, dans lequel nous remontions une file de centaines d’hommes qui attendaient devant l’office d’immigration pour obtenir un supposé document permettant de déposer ensuite une demande de régularisation. Une suite de visages, des regards caméra, d’autres détournés de la caméra, où l’on découvrait la joie, l’espoir, la méfiance, l’humiliation, la défaite, la rage, le combat. En réalité, cette rumeur répandue était fausse: on leur donnait juste un reçu à l’accueil, qui ne servait à rien, et on les renvoyait de nouveau dans leur labyrinthe de serres où ils étaient attrapés. Ce plan séquence renferme pour moi la mémoire d’une d’une poignée d’hommes dans un territoire de la honte, celui où je suis né.

Au bout d’une heure de fouille, nous trouvons 23 cassettes, dont trois copies du master LES EAUX INTERDITES. Nous nous regardons soulagés. Et malgré le poids que je sens sous ma poitrine, je souris à ma fille. J’ai retrouvé le chemin, Amaya.