One summer night, live in Jerez.

L’un des enjeux artistiques majeurs de Trance était de tourner des séquences musicales qui représentent l’excellence du flamenco de notre temps, avec des artistes consacrés, aussi bien sur scène que dans des réunions spontanées ou dans un cadre intime, à travers une mise en scène. De ce point de vue, la ville de Jerez de la Frontera (Cadix,Andalousie), véritable berceau de cette culture, était un passage obligé de notre tournage. Des chanteurs mythiques sont nés à Jerez: Manuel Torre, Antonio Chacón, Terremoto, Agujetas, El Torta… dans des familles, plutôt des clans), qui se regroupent principalement dans deux quartiers, celui de Santiago et de San Miguel. La ville était déjà présente dans Impulso, premier film de la trilogie, lors d’une séquence d’improvisation dansée mémorable de Rocio Molina, et la ville devait être abordée cette fois-ci à travers le chant, la fête, et les artistes locaux. La question pour moi était comment faire rentrer cette étape dans l’évolution du personnage de Jorge Pardo. Dès le début de mes réflexions, j’avais l’intuition que les premiers pas, les premiers voyages de Jorge devraient avoir lieu dans les places fortes du flamencoandalou, pour lui donner la légitimité du maestro qu’il est. Si Trance explore les frontières du flamenco, il le fait partant de l’intérieur, des racines. Je voulais absolument tourner à Jerez de la Frontera.

En mai 2018, 4 mois après le début du tournage du film, le manager de Jorge m’annonçait la possibilité, non confirmée encore, d’un concert début août à Jerez de la Frontera. J’étais ravi. J’avais discuté plusieurs fois avec Jorge Pardo et son manager à ce sujet, leur disant que le film ne serait pas fini avant de tourner à Jerez, et non seulement de tourner, mais de filmer une fête la nuit avec des artistes de la ville. On ne peut pas être un maillon important de la culture flamenco (et Jorge Pardo l’est sans discussion possible) sans obtenir la légitimité rythmique de Jerez et de ses artistes, et cette approbation ne se gagne pas facilement, puisque si tu n’es pas né à Jerez, dans une famille gitane… La séquence à Jerez devait prouver également que Jorge Pardo fait partie des musiciens qui ont gagné cette confiance et « saisir » un moment de grâce, unique, spontané, dans une fête. Dans la descente de Jorge vers le mystère de la musique flamenco, Jerez était donc une étape incontournable, voire la plus importante.

À ma proposition de tourner à Jerez, Jorge avait répondu comme d’habitude avec enthousiasme (ce n’est pas d’amis à Jerez dont il manque…), mais en me prévenant de la difficulté « d’organiser » cette fête que je souhaitais, puisqu’une vraie fête flamenca est par définition imprévisible. Mi-juin, le concert à Jerez avait été confirmé pour le 4 août. Mais le plus difficile, « provoquer » cette fête et trouver des artistes disponibles à cette date là restait à faire.

Nous étions déjà rodés comme équipe de tournage à ce stade-là, et par chance tout le monde était disponible pour le tournage à Jerez: Nicolas Contant comme chef opérateur, Arnaud Marten comme ingénieur du son, Dorian Blanc, producteur et deuxième caméra, et moi à la réalisation. Je leur avais déjà parlé à plusieurs reprises de cette ville, de mon obsession pour capter son essence, cachée sous le rythme, et de ma volonté de proposer une mise en scène qui invite le spectateur à participer, éloigné de la représentation traditionnelle du flamenco à travers les images de télévision ou d’archive (prise de vue frontale, avec les artistes en ligne, reproduisant un spectacle), qui donne au spectateur du film la place de spectateur de la musique. Je voulais donner au spectateur une place physique au cœur de la musique et le rapprocher du rapport entre la pensée musicale et les corps des musiciens. Le perdre dans l’émotion. Pour cela, dans nos tournages, nous avions parié sur deux caméras à l’épaule, l’une principale, l’autre en très longue focale, attentive aux détails, aux regards. Et notre place devrait se trouver au milieu des amateurs, ou à la place d’un musicien, quand c’était possible, y compris sur scène, pour le concert. Nous cherchions de longs plans séquence, pour pouvoir choisir les meilleurs passages de musique, les moments de climax avec la montée qui le précède. Faire de la place à la musique et fuir les plans de coupe, le montage en mode clip-vidéo, ci en vogue aujourd’hui. Ne jamais trahir les musiciens, je répétais inlassablement. Nicolas Contant et moi avions beaucoup discuté et il commençait à bien interpréter la place de la flûte (ou du saxophone) de Jorge au cœur de la musique, une place qui est, en fait, celle du chanteur. La musique de Jorge traduit la voix d’un chanteur flamenco aux instruments de vent. On commençait à bien se connaître avec Jorge, ce qui permettait déjà d’anticiper l’inattendu, si je peux me permettre la contradiction.

Un dernier élément était très important pour moi : c’était notre premier tournage en été en Andalousie, et qui dit été dit tournage en plein air. La chaleur et la saison estivale devraient faire partir du film, du décor, comme dans mes souvenirs d’enfance, lors de festivals flamenco où mon père m’emmenait. Pour la fête, on chercherait une peña flamenca, avec l’aide du manager de Jorge. Ce sont des bars, clubs, dédiés aux aficionados flamenco, où des concerts intimes sont souvent organisés. Une peña est aussi le refuge où les artistes et les musiciens amateurs se retrouvent, mêlés aux aficionados… des lieux où tout peut arriver une nuit d’été. À Jerez, des musiciens amateurs, il y en a à tous les coinsdes rues, littéralement.

La procédure avant nos tournages en Espagne était toujours similaire : d’un côté, j’appelais plusieurs fois Jorge pour le remettre dans le bain du tournage, lui, qui se réveille chaque jour dans une ville différente avec des musiciens différents pour un concert différent. On évoquait les besoins du film pour la séquence de Jerez: le filmer en concert, montrer son attachement à la ville et l’entourer de quelques amis, ainsi qu’enregistrer la célèbre bulería de Jerez, avec sa flûte et dans les voix des chanteurs locaux. Je souhaitais aussi tourner une séquence entre lui et son manager qui puisse s’insérer dans la trame de notre récit, une séquence autour des difficultés du métier de musicien. Pour le concert, il serait accompagné du groupe flamenco/electro que nous avions déjà filmé à Grenade deux mois auparavant. Il y avait donc une continuité. J’ai appelé aussi plusieurs fois Ángel, son manager : où pourrions-nous nous retrouver après le concert ? Avait-il prévu des musiciens de la ville invités au concert, comme on fait d’habitude ? Pouvions- nous le faire ? Mais je n’arrivais pas à obtenir des réponses claires : ni Jorge ni Ángel pouvaient me garantir un lieu emblématique un mois avant, ni la présence d’artistes, qui sont à cette époque de l’année plutôt en vacances ou en tournées quasi improvisées du jour au lendemain dans de petits bars des villes au bord de la mer, fuyant la chaleur étouffante de Jerez.

Pendant ce temps, avec Dorian, nous organisions en parallèle un autre tournage de Trance, également en Andalousie, fin aout, qui devait durer 5 jours. Ne pouvant pas regrouper les deux, on avait convenu de faire un aller-retour à Jerez sur deux jours, avec un tournage en continu le jour du concert (avant, pendant et après lors de la fête) plus le tournage de la séquence avec Jorge et son manager le lendemain. On partait, comme à chaque fois, avec tout le matériel de Paris (il nous est arrivé de louer un peu de matériel d’éclairage une ou deux fois). Mais cette fois-ci, je serai déjà en Andalousie à cette période et j’irai récupérer l’équipe la veille du concert à Malaga, à 150 km de Jerez, pour un retour vers Paris le lendemain du concert, tard le soir. Je préfère toujours partir avec l’équipe, mais je passais une partie de l’été Almería, ma ville natale, à 200 km à l’est de Malaga, où je préparais d’ailleurs le deuxième tournage de l’été, fin août, plus complexe et plus long. J’aurais préféré partir de Paris avec eux ; je pense que c’est la seule fois où je ne l’ai pas fait. J’aime beaucoup ces débuts de voyage ensemble : l’excitation de la veille, la prépa du matos, rentrer doucement en mode tournage, échanger avec l’équipe, anticiper les difficultés, se rappeler la dernière fois qu’on s’était vu et bien entendu, rigoler pour détendre l’ambiance. Se projeter dans les événements est important pour moi, et partager nos attentes, nos désirs. Chacun d’entre nous a, par ailleurs, son propre caractère, et j’aime le rituel de la navette avec Dorian et Nicolas qui va chercher Arnaud et ses nombreux sacs à Montreuil, l’attente l’aéroport, approcher à tour de rôle chacun, vérifier qu’on est prêts émotionnellement. Ce sont des moments également où on peut aborder plus facilement nos vies privées, nos prochains projets, les films qu’on a vus… Une fois sur place, la plupart de nos échanges tourneront logiquement autour du film. Ces éléments de cohésion pour le groupe seront importants quand la fatigue, la déception ou les difficultés apparaîtront ; on sera plus soudés face aux événements ; on sera même capables de détendre l’atmosphère avec un peu d’humour, si on se connaît un peu, et bien sûr de gérer les conflits. Je veille à la bonne ambiance de l’équipe (j’essaie) parce que j’ai aussi besoin de me sentir protégé par l’équipe, le stress du film étant déjà présent, je ne souhaite pas perdre de l’énergie supplémentaire dans un groupe où l’entente ne serait pas bonne. Ces quelques heures avant de découvrir notre nouveau décor et retrouver Jorge Pardo nous permettent de rentrer ensemble dans une tension détendue (même si chacun vit les défis à sa manière, et on apprend d’ailleurs de la gestion du stress des autres). J’ai besoin de cet axe psychologique pour le travail, et rejoindre une équipe qui a déjà pris l’avion me donne l’impression d’avoir raté quelque chose. Dans les valises, notre configuration habituelle de tournage : caméra principale, SONY FS7, avec les optiques fixes de Nicolas (série Veydra, focales 19, 25, 35, 50, 85) et notre A7S avec notre vieille focale 85-200, plus une ou deux autres optiques. Coté son, deux configurations distinctes : un rack pour enregistrer le son du concert par pistes séparées, condition essentielle sur Trance à chaque fois, plus une configuration documentaire avec perche (équipée d’un système MS pour « ouvrir » le son en stéréo en post-production) et micros HF (4, normalement)avec mixette.

Au début des tournages, avec Arnaud, nous avions envisagé la possibilité de récupérer le son des concerts par pistes séparées, au cas par cas, auprès de responsables techniques des salles de concert. Dès la première expérience, à Grenade, nous avons rencontré des difficultés. Malgré toutes les garanties qui nous avaient été données par email et partéléphone, une fois sur place, il s’était avéré que le technicien du concert n’était pas en mesure de nous fournir le son par pistes séparées, mais plutôt regroupées par buses, c’est-à-dire, avec des pistes qui contenaient le son mélangéde plusieurs instruments. Arnaud était hors de lui, moi j’étais très déçu, mais rien n’a pu être fait. Ce jour, nous avons perdu beaucoup de temps et d’énergie ; l’expérience n’était surtout pas à renouveler. Nous avons décidé par la suite d’embarquer pour chaque concert des kilos de matériel (câbles, rack, connectiques, pièces de sécurité en double...) pour « faire un pont » à la sortie de la scène et récupérer le signal de tous les micros sortants avant qu’il n’arrive à la régie son. Nous avions même la possibilité de doubler ou rajouter nos micros sur les instruments sur scène si besoin, ce qui a été très utile parfois. Jamais je n’ai compris comment arrivait Arnaud à embarquer en cabine avec deux, trois sacs, et certainementbeaucoup plus de poids de ce qui est permis par n’importe quelle compagnie. Il arrivait à embobiner toujours le personnel au sol, patient, tenace, sûr de lui- même (trop parfois), avertissant d’une éventuelle explosion d’une batterie qui, il avait raison, ne pouvait pas voyager en soute… sauf qu’en passant sa batterie en cabine il embarquait un sac entier de plusieurs kilos avec ! Il n’était pas à son premier essai, il avait l’habitude, il possédait deux passeports pour faire tourner ses demandes de visas auprès des ambassades pendant qu’il était à l’étranger sur un autre tournage.

Notre configuration était lourde, et Arnaud devait gérer lors de concerts l’installation de ce système, plus le travaildocumentaire à la perche quand nous tournions avec les musiciens pendant les balances de son, ou des échanges entre les personnages avant les concerts. Mais force est de constater, après avoir assisté à de nombreuses projections dans des cinémas différents, que l’effort valait la peine : le son du film est de très bonne qualité, il est signalé dans de nombreux retours de musiciens professionnels qui ont regardé le film sur grand écran et écouté le mix en 5.1.

Précisément, l’une de mes fonctions lors des tournages était de protéger l’ingénieur du son quand il y avait des retards dus au temps de préparation; le protéger vis-à-vis de la production du concert, des artistes qui attendaient à être filmés ou même du reste de l’équipe, Dorian ou Nicolas, qui pouvaient s’impatienter. Nous avions tous parfois peur de perdre une certaine spontanéité, un certain rythme de tournage en attendant que le son soit prêt. Je savais que son travail était long, difficile, et j’essayais par tous les moyens qu’il puisse travailler toujours dans les meilleures conditions possibles, même quand le retard me stressait. C’est une école de la patience, le son. Pour Nicolas les choses étaient quelque part plus simples. En binôme avec Dorian, ils arrivaient à gérer le timing et les problèmes techniques de l’image. Tous les deux de

formation de Chef Opérateurs à Louis Lumière, ils se connaissaient bien, et ont réussi à former une très belle équipe à la caméra.

Quelques jours avant le départ, j’avais croisé Nicolas sur Paris pour regarder ensemble des rushes des tournages précédents, dont certains dans lesquels il n’était pas encore présent comme chef opérateur. On a parlé de l’esthétiquedes films qu’on aimait, et je lui ai fait part de mes impressions sur le déroulement du tournage. J’avais annoncé à tousqu’on commencerait rapidement à cibler nous-mêmes les artistes qui seraient dans le film, selon un cahier de charges : type d’instrument souhaité, courant musical flamenco ou jazz, jeune ou expérimenté, vieil ami de Jorge ou nouvelle collaboration, mes propres gouts... mais pour cette fois-ci, à Jerez, je pouvais difficilement donner des noms, même si je pensais à deux ou trois artistes proches de Jorge (et qui sont, finalement, dans le film !). Par ailleurs, nos mises en scène pour construire la trame autour du concert étaient encore un peu timides (situation professionnelle et personnelle de départ compliquée pour Jorge, appels concernant les difficultés d’organiser ce concert, échanges avec des musiciens au sujet de dates, doutes de Jorge...), on démarrait la construction de cette partie du film, pour ainsi dire. J’ai eu l’impression, comme toujours, que Nicolas comprenait parfaitement la situation : il proposait des solutions, n’avait pas l’air particulièrement inquiet et prenait quelques notes sur son ordinateur.

Je étais aussi en contact avec Arnaud, toujours pour discuter sur les caractéristiques du concert, le type d’instruments, le nombre de musiciens, valider avec lui la liste de matériel, et faire le lien avec les responsables techniques sur place à travers des échanges mail afin de s’assurer que notre configuration technique était adaptée pour l’enregistrement du concert. Ces échanges entre Arnaud et l’Espagne (nous avons enregistré en tout une bonne quinzaine de concerts, et cette année 2022 sortira un disque de directs de Jorge Pardo, pour la première fois depuis presque vingt ans, issu de ces enregistrements) étaient à chaque fois compliqués pour moi. Arnaud posait beaucoup de questions, logiquement, mais souvent le responsable technique sur place ne pouvait pas donner des réponses anticipées… ou ne répondait pas, tout simplement. Comme j’étais obligé de passer par le manager de Jorge pour obtenir les contacts sur place, et que lui-même parfois n’avait pas de contact à donner, où répondait avec du retard, ça demandait pas mal de temps et générait des incertitudes. Arnaud s’impatientait, le manager stressait, et je faisais le traducteur et le tampon comme je le pouvais. Je n’avais pas d’autre choix que d’insister. Parfois on avait à faire à des fonctionnaires d’une petite ville, avec beaucoup d’autres priorités, d’autres fois qu’on courait derrière le propriétaire d’un club qui ne donnait pas de signes. La seule solution, quitte à passer pour des gens un peu rigides, était d’insister, mais délicatement, parce que ces responsables, on allait les rencontrer souvent sur place et ils étaient garants des bonnes conditions de tournage, donc il ne fallait pas les froisser. Tout ce travail, à cheval entre la production et la réalisation, reposait sur moi, en tant que seul hispanophone de l’équipe et amateur de flamenco qui connaît les codes et l’Espagne. Dorian me soutenait avec des emails très diplomatiques en anglais, mais les solutions passaient souvent par des appels téléphoniques et des « un tel m’a dit de vous appeler » « êtes-vous bien le responsable de la régie de la salle ? » « Avez-vous lu notre email d’il y a une semaine? ».

Je partageais, enfin, pendant ces jours qui précédaient le tournage, mes réflexions sur la réalisation (et autres...) avec Dorian, presque quotidiennement. Nous avions obtenu l’aide au développement de la Région de Normandie, et cette bonne nouvelle arrivait peu après la décision pour ma part de construire la trame du film autour du concert de Trance. Il y avait une envie, encore diffuse, d’approfondir les mises en scène des personnages, provoquer les événements, une envie poussée certainement par l’écriture du scénario, au cours du printemps.

On était déjà fin juillet, et la date du concert à Jerez approchait. Entre-temps on avait fait plusieurs tournages en Espagne, à Paris et même en Inde. Dix jours avant notre décollage vers l’Espagne, nous ne savions pas encore, pas plus que Jorge, s’il y aurait finalement des artistes invités pour le concert. Nous n’avions pas encore décidé non plus le lieu pour la fête d’après le concert, et la séquence entre Jorge et son manager était certes possible, mais la mise en scène queje voulais installer était incertaine puisqu’il était difficile de faire comprendre l’enjeu au manager par téléphone ou par email. Il restait plutôt silencieux et j’avais du mal à interpréter ce silence. J’ai compris que je serai obligé de discuter avec tous les deux la veille du tournage, jour du concert, ou pire encore, le lendemain (avec la gueule de bois?) pour tourner tout de suite après, sachant qu’ils partaient tous les deuxl’après-midi même pour une autre ville, et que nous rentrions à Paris.

Après de multiples contacts entre Jorge, son manager et moi, nous avions sur la table deux possibilités de lieu pour la fête : un bar typique andalou, privatisé pour nous, ou une peña, bar d’aficionados (que je connaissais de nom), avec une grande cour en plein air, mais qu’on ne pourrait pas privatiser. C’est cette deuxième option que j’ai retenue. Nous n’aurions pas à payer la location du lieu, mais nous prendrions en charge, évidemment, un diner pour plusieurs personnes, nos invités, et nous devrions composer avec les autres clients. Dans ce cas là, connaissant un peu Jorge Pardo et la culture flamenco, il fallait prévoir large pour ce diner. Nous avons parié sur environ 25-30 personnes, et nous avons eu raison.

Après plusieurs tournages où nos dates de départ et retour étaient trop rapprochées du tournage lui-même, c’est-à-dire qu’on avait voyagé, enchaîné le travail et que nous étions rentrés à Paris au plus vite, cette fois-ci j’avais réussi avec Dorian à partir la veille, dormir à Jerez, et pouvoir préparer le tournage le lendemain pendant la journée. Le concert aurait lieu bien entendu le soir, la fête n’avait pas d’heure de fin prévue, et le lendemain nous avions notre séquence manager/Jorge à tourner, puis nous repartions vers Malaga pour le dernier vol de la journée, destination Paris. Donc départ J1, préparation et tournage J2, petit tournage et retour J3. Un peu serré tout de même...

Et c’est dans une voiture prêtée avec un immense coffre, qui, bien entendu, s’est avéré bien trop petit, que je me suis rendu par une après-midi de canicule à l’aéroport de Málaga, où Dorian, Nicolas et Arnaud ont atterri. Après quelques malabars pour faire rentrer tout le matériel dans la voiture (il y avait des sacs, des valises, des trépieds, des flycases partout, même dans le siège avant, sur les genoux de Dorian) nous sommes partis direction Jerez de la Frontera où nous sommes arrivés vers 21 h. En sortant de la voiture nous étions assommés par la chaleur: 38 degrés à 21 h, ça ne rigole pas l’été à Jerez. Nous avons passé la soirée à discuter du tournage, avec la fête dans tous les esprits, et quelques doutes qui persistaient. Jorge Pardo avait invité Diego Carrasco, fer de lance de la musique à Jerez, mais... est-ce qu’ilviendrait ? Pour étrange que ça puisse paraître, ce n’était pas encore clair. On avait trouvé un lieu apparemment formidable pour nous retrouver après le concert, mais… est-ce que la fête, la musique spontanée, serait au rendez-vous? Et qui nous accompagnerait? Le manager de Jorge, qui s’était engagé à nous aider avec la production artistique sur quelques tournages, dont celui-ci, semblait reculer au téléphone: Emilio, comme on ne paie pas les artistes, on n’a pas de garanties, c’est tout. Il était temps maintenant d’aller se reposer, la journée du lendemain serait très longue.

Le matin nous sommes allés tous les quatre repérer la peña flamenca Luis de la Pica, l’une de plus emblématique de Jerez, connue de tous les bons amateurs. Nous avons visité l’énorme cour, décidé de l’emplacement de nos tables pour le soir, et nous avons ajusté le menu pour une trentaine de personnes plus quelques bouteilles d’alcool avec les propriétaires, un couple gitan très charmant. L’éclairage de la cour ne semblait pas mauvais, et on aurait presque la pleine lune le soir. Ce repérage a été une très bonne surprise.

En début d’après-midi Jorge et son manager, Ángel, sont arrivés avec le contrebassiste. Pour la séquence de la discussion du lendemain entre Jorge et Ángel tout semblait plus clair, Angel a compris que je souhaitais un échange autour de la fin de cette bande, faute des contrats, un moment bas dans la carrière de Jorge. La réalité était exactement ça : le projet électro-flamenco s’épuisait, le rapport entre le manager et l’artiste était un peu mis à l’épreuve, avec quelques reproches qu’on n’osait pas exprimer. On tournerait la séquence dans un bar, pendant leur déjeuner. Tout semblait bien engagé, si on ne se couchait trop tard la veille, bien entendu…

Le reste de musiciens (guitare et batterie/percussion) seraient finalement des artistes de Jerez, dont Ane Carrasco, le fils de Diego Carrasco (l’artiste invité), à la batterie. Jorge m’a confessé qu’ils ne connaissent pas le répertoire et qu’ils feraient au mieux. Mais pour moi, cette fois-ci, le concert avait un seul but : filmer Jorge à la flûte, dans le style bulerias, de préférence a la fin du concert, « la fin de fête », comme on l’appelle dans le jargon flamenco. Et j’attendais également que Diego Carrasco vienne au concert, et pour la réunion d’après. En fin d’après-midi nous sommes partis avec Jorge pour El Alcazar de Jerez, ancienne forteresse arabe datant du XI siècle. Le concert aurait lieu dans sa cour principale. Et nous avons démarré enfin le tournage, sans savoir qu’il finirait presque à l’aube du lendemain. C’est ça le flamenco, et les tournages avec Jorge.

Une séquence de concert dans un film musical est un cas d’école. Un concert a d’habitude trois parties : avant, dans le backstage/balance son, le concert lui-même, et après. Les séquences en concert dans Trance sont d’une telle puissance que finalement j’ai eu recours à très peu d’images de backstage, qui me font parfois penser aux clichés des making off des artistes. Mais nous avons travaillé toutes les parties, parfois longtemps. Nous avons toujours tourné ces moments parce que ce sont des instants où on peut créer un lien entre des musiciens qu’on ne connaît pas et nous. Créer des liens, de façon verbale, technique, corporelle. Faire comprendre, parfois sans le verbaliser (d’autres fois oui), l’ambition de notre film, à travers notre travail. Et ça commence avant le concert.

L’arrivée dans un espace comme celui du concert de Jerez invite à prendre les choses calmement. Il y a une architecture particulière, des techniciens qui travaillent, des curieux, des artistes ; le lieu est vaste. Mon équipe commence à préparer le matériel, on a posé nos affaires dans un bâtiment adjacent avec plusieurs pièces, le lieu fait office de backstage. Je profite pour discuter avec Jorge, il me présente les musiciens que je ne connais pas, toujours de façon festive, avec une petite blague à laquelle je réponds. Il est important pour moi que tout le monde comprenne la symbiose qui existe entre Jorge et nous, qu’on nous voie ensemble, en confiance. Nous ne sommes pas une équipe de télévision venue réaliser un reportage pendant deux heures. Je parle un peu avec tout le monde, beaucoup, ou pas dutout, ça dépend de l’énergie que je ressens. Mais je m’approche de tous : techniciens, musiciens, accompagnateurs, pour dire bonjour et écouter ce qu’ils ont à me dire. Je prends la température. J’occupe l’espace avant de m’effacer derrière la caméra. Parfois je peux aussi rester dans un coin, et observer tranquillement comment les musiciens échangent entre eux, comment ils bougent, sur scène ou en backstage. Tous savent pourquoi on est là, rien d’étonnant de nos joursqu’un artiste soit accompagné par une équipe de tournage. Et si l’artiste est la tête d’affiche (ce qui a été le cas pour nous partout sauf en Inde, et avec Chick Corea, évidemment), toutes les portes sont ouvertes. À ceci s’ajoute l’envie naturelle de tous à paraître dans le film de Jorge, comme on l’appelle.

Dès que Nicolas et Arnaud sont prêts, nous discutons un peu. La première chose à faire est d’accompagner Arnaud et rencontrer le responsable du son du concert. Il doit mettre en place notre système pour capter la musique. Ça peut prendre 10 minutes, ou une heure, ça dépend. À tout moment (presque), je peux le solliciter pour nous épauler si le vrai travail de caméra commence, c’est-à-dire, s’i on filme voix ou musique, mais on n’est pas pressés à Jerez. Il y a le temps de tout faire. Une fois installé notre pont audio, on peut tester qu’on enregistre bien pendant la balance des musiciens, et la caméra peut commencer à chercher sa distance.

Dorian, de son côté, a pris les devants et filme à son gré des gens, des objets, l’architecture, les oiseux... ou bien il assiste Nicolas, ça dépend des jours. Il est important de filmer sur scène parce que ça nous permet de décider les axes, les distances, les focales, qu’on utilisera pendant le concert, et il est aussi important que les musiciens et tout autre professionnel engagé dans le concert nous voit travailler. On est calmes, on est près de l’action. On danse entre Jorge et les musiciens. On leur colle un peu si on peut, pour les habituer à nous. Ça va aider tout le monde, eux, et nous. Je me déplace sur scène et Nicolas me suit, nous discutons sur les cadres possibles, ou bien Nicolas travaille tranquille pendant que je regarde autre chose, ou je discute avec un musicien, toujours avec l’intention de créer un lien, de répondre à toutes les questions sur notre projet, de m’intéresser à leur travail, de rigoler sur Jorge. Je veux que tout le monde se sente à l’aise avec nous. Parce que nous allons filmer, de près, et longtemps, et que peut-être à un moment donné, nous allons les solliciter pour quelque chose de concret ; jouer pour nous un solo, changer de place sur scène,nous donner une interview… On fait le film ensemble.

Je suis sur scène, avec Nicolas. Les musiciens testent le son du concert, répètent les morceaux. On a déjà filmé plusieurs fois ce type de situation et rien n’attire aujourd’hui mon attention à part quelques images en contreplongée de Jorge qui donne des instructions au technicien son avec la magnifique tour arabe derrière lui. J’attends dans le calme à être surpris, je sais que nous sommes sur un tournage à très long terme. Deux choses finiront par attirer mon attention avant le concert, mais pas sur scène. J’ai repéré un très beau petit jardin adjacent, et après la balance j’emmène Jorge 15 minutes. Jorge, joue pour nous quelque chose de Jerez à la flûte, et si tu le sens, enchaîne juste après avec quelques mots sur ce que cette ville représente pour toi. Nous avons réalisé ce type de prise, tournée toujours en plan séquence, des nombreuses fois, et dans le film on en trouve deux d’entre elles, à Bangalore et à Almería. Nous avons tourné des moments de ce type à Grenade, Jerez, New York... cherchant qu’ils soient des moments d’émotion qui puissent souligner un changement de cap le film. Ce sont aussi des moments intimes. Jorge s’exécute, l’air de flûte est magnifique, et quand Jorge finit, il commence à parler de Jerez, et son discours est aussi beau : Jerez es compás… (Jerez est LE rythme...) Dans le montage final de Trance nous ne retiendrons pas ce moment, on choisira un moment de flûte pendant le concert pour la séquence de Jerez. Par contre, lavoix off à la fin de la séquence dans le film est pratiquement la même que Jorge a improvisée dans ce petit jardin (pas si improvisée que ça, je lui avais demandé plusieurs fois avant le voyage de réfléchir à Jerez, à sa spécificité rythmique).

Peu après, nous filmons à un très beau moment dans le backstage: un enfant d’environ 12 ans nous offre un très beau moment à la guitare. Jorge le regarde émerveillé, et se jette sur lui pour l’embrasser à la fin. Tout de suite après, Diego Carrasco arrive (enfin!) et se dirige (en bon comédien qu’il est) vers Jorge : tu te fais rare chez nous, on veut tevoir plus souvent à Jerez ! Cette partie sera incluse dans un premier montage de la séquence. Je suis soulagé, Diego est là, nous sommes dedans, et je commence à penser qu’ils vont se passer de très belles choses à Jerez.

Pour la captation du concert, nous avions, exceptionnellement, trois caméras, même si je ne cherchais qu’un passage de Jorge, si possible en plan séquence. Nous avions embarqué avec nous un boitier Lumix GH4 avec un enregistreur externe pour capturer le signal vidéo en 4:2:2, échantillonnage qui nous permettrait de travailler convenablement le signal vidéo lors de l’étalonnage et de raccorder les images du GH4 aux deux autres caméras Sony. Le signal audio était synchronisé avec la caméra principale chaque matin pour corriger la dérive grâce à un TC injecté, et la caméra recevait également un son témoin par HF sur l’un des canaux audio, afin d’avoir un son correct lors du montage image, avant le montage son, sans avoir besoin de travailler sur des proxys image/son synchro.

La caméra GH4 fut installée au fond de la cour, sur le praticable de la régie son, pour couvrir un plan très large. Il n’y avait pas beaucoup de public, la moitié des chaises disposées dans la cour étaient vides. Nous avons utilisé un beau plan de cette caméra pour le montage de la séquence, la sortie des musiciens sur scène. La caméra secondaire, A7S, était installée sur trépied au milieu du public, côté jardin (c’est à dire à gauche quand on regarde la scène en face), avec un plan de demie ensemble (la moitié de la scène ou plein pied, selon l’optique) et la caméra principale, avec Nicolas, était sur scène, libre pour aller d’un côté à l’autre et chercher le meilleur plan. Nous avions déjà remarqué que cette fois-ci on pouvait être pratiquement sur la scène elle-même, très proches des musiciens, côté jardin, avec une belle vue de profil de Jorge. Pendant le concert, j’étais près de Nicolas, mais je suis descendu deux, trois fois, vérifier le point de vue de Dorian, qui, pour une fois, n’avait pas grande chose à faire.

J’étais un peu déçu du concert. Le son pour les spectateurs était moyen, même si je savais que notre son enregistré était bon. La scène était peut-être un peu trop haute, ça créait une distance avec le public que je n’aime pas. Et les musiciens n’étaient pas non plus dans leur meilleur jour, je sentais qu’ils ne connaissaient pas bien le répertoire. Ce même concert nous l’avions déjà filmé avec les vrais membres de la bande, deux fois, à Grenade et Cordoue, et rajouter des musiciens à cette bande ne pouvait sinon créer plus de confusion dans le film. Entre-temps, nous avions confirmé qu’on avait un magnifique plan quand Jorge venait sur le devant de la scène avec une optique de 50mm, à environ trois mètres de lui.

Diego Carrasco est arrivé sur scène peu avant la fin pour chanter juste une chanson. Il était de l’autre côté de la scène et l’image n‘était pas exceptionnelle. Nous avons attendu là où nous pensions avoir la meilleure vue de Jorge. Après les applaudissements de fin, Jorge a avancé vers le devant de la scène et tous les musiciens l’ont entouré. C’était le moment que j’attendais. Jorge a présenté au public l’air qu’il allait jouer, cerise sur le gâteau du concert, une bulería, « à la façon del Torta », c’est-à-dire qu’il allait jouer avec sa flûte une buleria comme le faisait le chanteur Torta. J’étais avec Nicolas, le cadre était parfait : Jorge de profil en plan moyen, sur un l’air de flûte vertigineux, en transe, des amorces des musiciens qui l’encourageaient et faisaient le rythme avec des palmas (tapant dans les mains), et Diego Carrasco l’encourageait avec sa voix en arrière plan. Le cadre entier vibrait avec la musique. Deux minutes d’extase qui ont fini avec les cris et les applaudissements du public, le beau sourire de Jorge qui remercie le public, puis se retourne vers les musiciens les mains en l’air, signe de victoire. C’est dans la boîte, comme on dit parfois dans le jargon. Je savais que ce moment, parmi les dizaines et dizaines d’heures d’images tournées jusqu’à ce jour, serait dans le film. Il était visuellement très riche, et musicalement il parlait aussi bien aux amateurs avertis (avec l’allusion au chanteur local El Torta) qu’aux amateurs tout simplement de musique, par son côté vertueux, spectaculaire. Il était 23h à peu près, on était fatigués, la nuit sous la lune pouvait commencer pour nous. Je n’ai pas le souvenir de comment on a rangé le matériel, de ce que j’ai fait après le concert, du trajet vers la peña flamenca. Je sais que j’étais tendu, sans savoir vraiment qui nous accompagnait ni ce qui allait se passer après.

Arrivés dans la cour de la peña, nous avons pris le temps de nous reposer et diner avec les autres : Jorge, Ángel, Diego Carrasco, les musiciens, et quelques amis. Il y avait d’autres clients dans le bar, mais l’ambiance était très bonne, tout lemonde a l’habitude de croiser des musiciens connus dans ce bar. Il faisait chaud, mais pas excessivement, juste la bonne température pour tourner une nuit d’été andalou, celle qui fait briller un peu les visages dans la pénombre, parfois ruisseler une goute de sueur. On a posé enfin les affaires et on a gouté la bière fraîche, le vin rouge frais mélangé à la gazeuse, la tortilla, le jambon, la salade, la viande en sauce... On avait du temps devant nous avant qui se passe quelque chose. Et là j’ai eu l’une de plus belles surprises du tournage de Trance, l’arrivée inattendue du chanteur Fernando de la Morena, qui nous a rejoint. À plus de 70 ans, Fernando de la Morena est la mémoire du chant jerezano. Célèbre par sa bonne humeur, son sens du rythme, il était une figure de la nuit à Jerez malgré son âge. De plus, j’avais eu la chance de le filmer sur Impulso, dans une nuit mémorable où il a chanté pour Rocío Molina : transgression et tradition dans une fusion surprenante. J’étais ravi, très excité.

J’ai passé le diner à échanger avec Nicolas, Dorian, aussi à discuter avec les invités à table, parler du film, de Jerez, écouter de belles anecdotes avec l’humour de Fernando de la Morena comme fil conducteur du repas. Et avant de passer aux alcools forts, qui commençaient à arriver sur la table, j’ai demandé à Diego Carrasco et Fernando de laMorena de nous accorder une petite interview à l’intérieur, au calme. C’était pour moi le moment de les mettre en condition pour la soirée, de nous présenter officiellement. Au- delà, les interviewer était un signe de respect. Je n’ai pas utilisé des interviews pour Trance, mais nous en avons réalisé à plusieurs artistes et je m’en suis servi des informations recueillies pour prendre des décisions, en tournage ou sur le banc de montage. Une dernière raison m’a poussé à interviewer ces deux chanteurs: l’aspect patrimonial. Recueillir la parole, la mémoire du peuple gitane, qui reste au cœur du flamenco depuis ses origines. Et moi, en tant qu’amateur avec des moyens de recueillir cette mémoire, je suis quelque part dans l’obligation de le faire. C’est aussi vrai pour la parole que pour lamusique. Quand on me pose la question de pourquoi nous avons tant tourné dans ce film, pourquoi nous avons enregistré tant de musiciens, je donne souvent comme réponse les besoins de notre trame, et la diversité musicale de Jorge qui nous l’imposait. Il y a du vrai, mais mon sentiment de devoir témoigner est tout aussi fort, sauf que je ne l’ai dit pas d’habitude, par peur de paraître prétentieux, ou trop grave. Nos rushes contiennent des moments qui ne sont pas dans le film, mais qui participent à la mémoire du flamenco, de ma propre identité et j’espère avoir le temps dans l’avenir de les mettre à disposition des tous, pour comprendre, un jour, ce que nous avons été.

Nous sommes de retour dans la cour après les deux interviews. Dorian prend des plans de l’ambiance : de rires, des regards, des verres. Il stresse un peu : bon, on fait quoi maintenant? On filme, on rentre ? Mais non Dorian, on attend, on guette le moment sans donner l’impression, on prend la place d’un amateur venu passer un bon moment cette belle nuit d’août. On se fait oublier de tous par notre fausse nonchalance. Je ne donnerai aucune indication à Jorge (un clin d’œil de temps en temps tout de même) ni aux artistes présents. J’attends que le moment musical parte tout seul. Et c’est Jorge qui sort sa flûte, comme il l’a fait des centaines de fois dans des soirées semblables, pour partager sa musique naturellement. Les discussions s’arrêtent, et la musique commence. Nicolas s’est placé avec sa caméra (qu’il n’a pas quittée un seul moment) à ses côtés, assis à table. Dorian survole la scène debout avec la longue focale, derrière la table, mêlé aux gens. Arnaud est là avec sa perche. Jorge joue, une guitare, deux, sont apparues par magie. On filme. L’enjeu est de capter ce moment comme si on était des amateurs, mais avec des outils professionnels. Comme si on participait. Et de fait, ce soir on participe à ce rite ancestral.

Après Jorge, Diego Carrasco chante, Jorge répond avec la flûte. Ils s’arrêtent, rigolent, discutent entre eux, parlent de l’avenir du flamenco, « ouvert au monde ». Fernando de la Morena raconte que ce peña était son école maternelle il y a plus de 60 ans, cette cour l’a vu grandir à 5, 6 ans. Il raconte des blagues, on boit, on fume. Et on filme. Je change deplace, je fais des signes à Dorian, à Nicolas, pour donner des indications d’axes, de focale, de placement. Et Fernando aussi commence à chanter sa chère buleria. Je suis très ému de voir cet homme, à 73 ans, chanter pour le plaisir, parmi le siens. Il est peut- être deux heures du matin. Arnaud place la perche au-dessus du chanteur, à 30 cm, et se maudit parce qu’il a hésité à laisser le HF de l’interview sur le chanteur, et finalement il ne l’a pas fait. Peu importe, le son live de sa perche est exceptionnel quand même. Ce ballet des verres d’alcool, des blagues, des chants, de moments de repos, va se poursuivre pendant trois heures. Un très jeune chanteur, issu d’une grande famille de Jerez, rejoint Fernando de la Morena au chant. Et le contraste donne le sens à ce moment de partage, la transmission musicale. C’est en écoutant qu’on apprend, et cette façon d’être flamenco, de se conduire dans la vie comme dans la fête s’apprend ici, dans cette vieille école reconvertie en temple des amateurs. Je porte des casques dans lesquels j’écoute le son qu’Arnaud m’envoie à partir de sa mixette. J’ai regardé les cadres. Notre séquence est réussie.

Cette nuit-là il y a eu du chant, des cris, des rires, de la danse, et de la transe. Doucement, les gens commencent à partir, quelques irréductibles restent jusqu’au bout. Jorge Pardo me chuchote à oreille : je n’en peux plus Emilio, il est incombustible, Fernando... On rigole. Il est presque l’aube quand Fernando de la Morena décide que la fête est finie. L’au revoir est très émouvant, on s’enlace, on s’embrasse. Il est épuisé, mais ravi, et nous de mêmes. Nous rentrons à l’hôtel. Dans quelques heures nous avons un tournage. Fernando est parti dans les rues de Jerez. Je ne le reverrai plus, il décèdera quelques mois plus tard. Tous les journaux du pays se feront écho.

« Il portait le chant dans son sang, comme héritage et comme vécu dans ces cours de voisins perdues, toujours prêts pour la fête ; le flamenco comme une façon de vivre. »

Fermín Lobatón, ELPAIS

Le lendemain matin, j’avoue, on n’était pas très frais. Tout le monde était au rendez-vous pour le petit déjeuner, on avait encore l’écho de la nuit dans la tête. La veille, Nicolas et moi avions repéré un joli bar typique de la ville, pas loin de l’hôtel, et on s‘était renseigné sur la possibilité de filmer là notre séquence de discussion entre Ángel et Jorge. Aucun problème, il fallait juste respecter le droit à l’image des autres clients et ne pas encombrer le lieu. Dorian et Nicolas sont partis filmer quelques plans des rues de Jerez, je suis resté attendre le réveil du maestro et son manager pour discuter de la séquence. Nous avions déjà filmé une de leurs discussions en Inde, celle où Ángel annonce le projet du concert de Trance, le concert final du film. La discussion de Jerez devait poser l’une des problématiques de tout artiste, et de Jorge, bien entendu : l’acceptation d’un projet musical épuisé, les raisons, et le rapport de forces entre le manager et l’artiste. C’était la réalité du projet, mais je voulais condenser cette situation en une séquence de 3, 4 minutes. Avec l’expérience d’une première séquence entre eux tournée à Bangalore, je n’étais pas inquiet. Ma seule inquiétude était de vérifier l’état de mes deux personnages ce matin, avec 4, 5 heures de sommeil et beaucoup d’alcool la veille…

Tout au long du tournage de Trance, Jorge nous a démontré son engament envers le film et nous. Il était là à 11h, au hall de l’hôtel, portable à la main et jus d’orange. Angel aussi, pas vraiment enchanté par l’idée de tourner deux heures plus tard, mais coincé par l’élan du tournage : Jorge, moi, l’équipe technique, les efforts déployés dont il était bien conscient. Emilio, il m’a dit, je ne veux pas passer pour le méchant du film. Je l’ai rassuré. Mais non, prends juste ta place de manager, explique à Jorge pourquoi cette bande n’a plus de dates prévues, plus de concerts. Ça ne sera pas long.

Le bar était plein, il y avait beaucoup de bruit. Mais je n’ai pas voulu changer de lieu, le bar me plaisait et j’avais peur de balader tout le monde dans les rues de Jerez à presque 40 degrés pour chercher un autre lieu. On a commandé à manger pour Angel et Jorge. J’ai encore discuté avec eux tranquillement plusieurs minutes, sur l’enjeu de la séquence, le rapport manager-artiste, la suite de leur parcours ensemble, et les besoins du film d’avoir un point d’inflexion, une situation d’échec, avant de remonter vers le succès (on espérait qu’il soit un succès) du concert final. Il était important de montrer qu’il y a de revers artistiques pour tout musicien, y compris pour une légende comme Jorge Pardo. On a rigolé, je sentais bien le moment de démarrer. Les plats sont arrivés, Nicolas avait monté sa focale de 50 mm, je ne voulais pas de plan large, mais plutôt de gros visages, du hors champ, de regards, des bruits du bar autour. Arnaud m’a fait écouter le son, il m’a semblé jouable, pour lui aussi… Et nous avons commencé à filmer.

Dans la mesure où Angel et Jorge ont eu des discussions semblables des nombreuses fois, le dialogue s’est installé rapidement. Sincèrement, je pense qu’Angel avait des choses à dire, et qu’il a profité de notre caméra pour les exprimer. J’ai souvent eu cette impression lors des tournages. Dans le milieu documentaire on parle beaucoup de comment obtenir des témoignages intimes ou difficiles, et pas assez du fait que si les conditions sont bonnes, souvent se produit le contraire : les gens filmés profitent de la caméra pour exprimer des choses qu’ils ont du mal à exprimer dans d’autres circonstances. C’est salutaire. Et je pense que c’est le cas dans cette discussion : il y a de l’humour, il y a de la défaite, des projets qui tombent à l’eau, mais aussi un petit règlement de comptes entre le manager et l’artiste en toile defond. Ils ont discuté environ 20 minutes. Les deux m’ont demandé si c’était bon, ils étaient prêts à refaire. C’était parfait pour ma part, aussi bien les paroles que le langage corporel (ah ce haussement de sourcils d’Angel en plan serré, qui fait toujours rire les spectateurs, ou cette gorgée interminable de Jorge qui finit la bière, à mi-chemin entre l’acceptation de la défaite et la négation des faits). On peut filmer des heures parfois sans savoir ce que les rushes deviendront. On peut parfois filmer 20 minutes et savoir qu’on tient là quelque chose de précieuse pour le film. Pas besoin de refaire la prise, il y avait assez de répliques, de détails, pour monter la séquence. L’alternance des plans de Nicolas sur l’un ou l’autre était parfaite, la situation, les émotions, la chute de la séquence.

On a rangé nos affaires. On s’est dit au revoir à la porte de l’hôtel, on se reverrait deux semaines plus tard à Almeria pour la suite du tournage. Ils sont partis vers l’ouest, nous vers Malaga, à l’est. J’ai félicité tout le monde. On était fatigués et satisfaits du travail. Sur la route vers l’aéroport, j’étais content et triste à la fois. Je pensais que nous avions fait le plus beau tournage jusqu’à là, mais l’ébriété de la musique de la fête, le chant de Fernando de la Morena, me manquaient déjà. J’avais hâte d’arriver chez moi et plonger dans les rushes et restaurer, à travers l’émotion du visionnage, notre expérience vécue à Jerez de la Frontera. Quel privilège.

« Pour moi, la beauté est une sensation physique, quelque chose que l’on ressent avec tout le corps. Ce n’est pas le résultat d’un jugement. On n’y arrive pas à travers de règles. On ressent la beauté, ou on ne la ressent pas. »

Jorge Luis Borges

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